vendredi 24 octobre 2025

Vive l’amitié sino-soviétique !


L’amitié entre les peuples chinois et soviétique durera éternellement 

 

En mai 2021, un blog intitulé Rare Historical Photos a publié un billet intitulé The Unintentionally Homoerotic Chinese-Soviet Communist Propaganda Posters, 1950-1960 (Les affiches de propagande communiste sino-soviétique involontairement homo-érotiques, 1950-1960).

Dans ce billet, repris par plusieurs sites, une palanquée d’affiches chinoises de l’époque maoïste vantant les liens indéfectibles entre l’URSS et la Chine (Mao rencontra Staline à Moscou en 1949) nous montrant un Soviétique et un Chinois bardés de muscles, très très près l’un de l’autre, parfois se tenant par la main. 

L’article affirme que ces images « ressemblent à des photos de vacances d’un couple gay, voire à une publicité pour le mariage gay interracial », bien que « les concepteurs de ces affiches [n’eurent] pas conscience de leur caractère homo-érotique. » D’autant plus que « la Chine et l’Union soviétique étaient toutes deux des sociétés plutôt homophobes. » 

Cependant, « les bolcheviks (…) avaient dépénalisé l’homosexualité masculine en 1922. Joseph Staline la re-criminalisa en 1933-1934, avec une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans de prison avec travaux forcés. La Russie la dépénalisa en 1993 après la chute de l’Union soviétique en 1991, afin de rejoindre le Conseil de l’Europe. »


Vive l’amitié entre les peuples et les armées de Chine et d’Union soviétique 




Toujours ensemble !




L’amitié sino-soviétique éternelle !

 

Rien, dans cet article, ne nous dit ce qu’il en fut et ce qu’il en est en Chine. Heureusement, la Wikipedia anglophone nous renseigne sur l’homosexualité dans les temps anciens ainsi qu’aux XXe et XXIe siècles, où l’acceptation est diverse selon l’époque et les endroits.

L’article s’achève ainsi, son propos étant plus la monstration d’images que l’analyse historique. Le plus important, finalement, réside peut-être dans les quatre commentaires dont voici le dernier, in extenso :

Li Ting Haw 13 MARS 2022
Pour un Américain cela semble homo-érotique, mais dans ces pays, les relations amicales étroites entre hommes incluent le fait de se tenir la main (sans rapport sexuel). Et il est également normal que des hommes s’embrassent. Encore une fois, personne n’insère la langue.

Difficile à comprendre pour les Américains, qui jugent cela à travers le prisme de leur propre culture.

À l’inverse, le “Je t’aime, mon fils” américain suivi d’un “Je t’aime aussi, papa” n’est pas considéré comme de l’inceste homosexuel aux États-Unis.

Pour les Chinois et les Russes, en revanche, c’est malsain. 


Alors ? Ces images sont-elles homo-érotiques, comme notre culture occidentale nous le suggère, ou dépourvues de toute connotation sexuelle comme l’affirme ce commentateur d’origine chinoise ? À vous de voir…
 


Notre amitié solide comme l’acier



L’amitié pour toujours pour le bonheur des peuples

 


Amitié pour toujours 

 


Tirons les leçons de l’expérience de production avancée de l’Union soviétique
et efforçons-nous d’industrialiser notre pays 

 


Nous ne permettrons pas que l’hostilité s’installe entre les peuples !

 


Vive la journée internationale de la femme ! - Notre amitié est indestructible !

 


Renforçons notre amitié au nom de la paix et du bonheur 

 


Le chemin de la paix et de l’amitié

 


Amis pour toujours 

 


Nous renforçons notre amitié nous avec des mots, mais par des actes !



Vive l’amitié entre les peuples chinois et soviétique  !



Amitié pour toujours !

samedi 18 octobre 2025

Le Fú 福 de Kangxi


Le caractère Fú 福, le bonheur, la bénédiction, est le caractère le plus utilisé en Chine. On le calligraphie à des millions d’exemplaires au moment du Nouvel An, il est affiché sur toutes les portes, des habitations comme des entreprises. À d’autres moments de l’année, on l’affiche dès que l’on veut s’attirer une bonne fortune. C’est le porte-bonheur par excellence.


L’habitude de coller des Fú 福 sur les portes a commencé quand Jiang Taigong, conseiller militaire du 12e s. av. J.-C., est devenu un dieu parmi les dieux. Sa femme, jalouse, voulait elle aussi une place dans cette divine assemblée. Alors Jiang Taigong fit d’elle une “déesse pauvre”, qui avait interdiction d’aller dans les endroits où le mot “fortune” était affiché. Les gens ont donc collé le mot Fú 福, Fortune, sur leur porte, et ont fait exploser des pétards pour éloigner cette “déesse pauvre” qui ne pouvait leur apporter que des ennuis.


Le caractère Fú 福 calligraphié dans neuf styles différents

Il existe une autre légende à propos de ce caractère, celle du Fú 福 de Kangxi (1654-1722), empereur qui régna sous la dynastie Qing. Kangxi était un excellent calligraphe, dont on ne possède que peu d’œuvres. L’une d’elles est un Fú 福 qu’il traça et offrit à sa mère, bien malade. Le talisman devait la guérir, et ô miracle, il remplit son office. 


Faisons un petit saut dans le temps. Quand l’empereur Kangxi mourut, l’un de ses fils lui succéda. Quand ce fils mourut à son tour, l’un de ses fils lui succéda idem, prit le nom de Qianlong (1711-1799). Vers la fin de sa vie, Qianlong eut un conseiller favori, Heshen (1750-1799). On dit de Heshen qu’il fut l’homme politique le plus corrompu de Chine, et aussi - par voie de conséquence - l’homme le plus riche que le pays ait jamais connu. Sa fortune fut évaluée à plus de vingt années de recettes fiscales impériales. On dit que Heshen, non content de rançonner le peuple, vola également le Fú 福 de Kangxi. C’était petit.

Ce gars-là ne manquait pas de moyens, ni d’aplomb. Il se fit construire un merveilleux palais à Pékin : quarante bâtiments, des jardins, des plans d’eau magnifiques, un opéra, sur une surface totale de 60 000 mètres carrés. 




Il en profita pendant quelque années, jusqu’au jour où Qianlong, son protecteur, vint à décéder. Un nouvel empereur fut appelé à régner, et ce fut son fils, Jiaqing (1760-1820). Lequel fit immédiatement arrêter Heshen, qui fut condamné à la peine de mort par écartèlement. Quelques jours plus tard la peine fut commuée en suicide, exit Heshen. Son palais passa ensuite entre les mains du prince Yonglin, puis de Yixin alias le prince Gong. Ce lieu extraordinaire existe toujours, on l’appelle le Palais du prince Gong. 

Oui, bon, d’accord, mais le Fú 福, là-dedans ? J’y viens… Au cours du temps, le palais connut bien des avanies. En 1982 on entama sa rénovation, qui dura quatorze ans. C’est pendant cette période que l’on découvrit, dans l’une de ces grottes artificielles qui parsèment les jardins (la Grotte des Nuages mystérieux, tel est son nom)…


… un grand Fú 福 gravé dans la pierre, le Fú 福 de Kangxi. Ainsi, malgré la disparition de la calligraphie originale, on en retrouva la trace. N’est-ce pas merveilleux ?


La boutique de souvenirs du palais du prince Gong propose, pour une poignée de yuan, le Fú 福 de Kangxi tel un talisman que vous pouvez accrocher chez vous, au rétroviseur de votre voiture ou de votre vélo-cargo, où vous voulez. Il vous portera chance, bonheur, richesse et félicité.


 

En attendant de vous rendre dans ce lieu magique (dont voici l’adresse : No.14, Liuyin Street, Xicheng District, Beijing, attention c’est fermé le lundi), vous pouvez toujours vous exercer à calligraphier le Fú 福 de Kangxi. Et si vous n’y arrivez pas, consolez-vous avec l’une des cent autres manières de tracer ce caractère ô combien bénéfique :

vendredi 17 octobre 2025

De quelques calligraphies


Voici quelques calligraphies que j’aime bien. Dans le désordre, comme ça me vient. Ceux qui seraient intéressés par une conférence carrée sur le sujet peuvent toujours me contacter, j’ai ça dans mes cartons…

1.
Le caractère Longévité 寿 shou, tracé dans le style dit “sigillaire” par Qi Baishi 齐白石 (1864-1957). Qi Baishi était un peintre fort célèbre, connu pour ses peintures d’animaux et de fleurs. Il a aussi révolutionné la pratique de la gravure de sceaux.


2.
Voici un très court extrait du Livre des Rites Lǐjì 礼记 qui est l’un des cinq classiques du canon confucéen. La calligraphie, dans le style “herbe”, est anonyme et date de la dynastie Yuan (1271-1368).

Le texte nous assure que « L’arrogance ne doit pas se développer ; les désirs ne doivent pas être satisfaits ; l’ambition ne doit pas être débridée ; les plaisirs ne doivent pas aller jusqu’à l’excès. »
Compris ?


3.
Le bonheur, fú, 福 de l’empereur Kangxi.
Un de ces jours je vous raconterai l’histoire peu banale de cette calligraphie, véritable roman policier.


4.
Six pages extraites d’un vieux manuel de calligraphie, souvent réédité. Une merveille.

Longue vie - Bonheur



Dragon - Tigre



Son, rime - vent

 

5.
Le poème qui accompagne ces Grues de bon augure peintes en 1112 par l’empereur Huizong 宋徽宗 (1082-1135) est également de la main de l’empereur.

Fabuleux calligraphe, Huizong inventa ce style baptisé “filet d’or”, toujours utilisé aujourd’hui.



6.
Copie par Xu Tianjin 徐天进 (né en 1958) d’une inscription sur un récipient en bronze datant de la fin des Zhou occidentaux (1046-771 avant notre ère). 

Les caractères de cette calligraphie sont appelés Grand Sigillaire, ou Grand Sceau. Cette graphie, abandonnée vers 220 avant notre ère, conserve les faveurs des calligraphes qui reproduisent encore de nos jours des textes dans ce style, sans trop se préoccuper de leur signification : celui copié ici concerne un processus d’indemnisation foncière…


7.
Poèmes manuscrits de Wang Duo 王铎(1592-1652), avec de vraies ratures dedans. Sublime.



8.
Pour finir ce billet désordonné, voici une sentence en quatre caractères très connue issue du Classique de la poésie, « Les cerfs-volants s’envolent vers les cieux, les poissons bondissent dans les abysses » 鳶飛魚躍. Elle est ici calligraphiée par quatre artistes différents.

La phrase est une métaphore à propos des créatures qui évoluent selon leur nature, chacune trouvant sa place pasqu’on aime les choses bien rangées, petit scarabée.




jeudi 2 octobre 2025

Papiers découpés et série télé

Le générique de la série chinoiseThis Thriving Land* fait référence aux traditionnels papiers découpés rouges.



Le papier découpé chinois 剪紙 jiǎnzhǐ remonte à la plus haute Antiquité. À plus de quinze siècles, selon certains. En ces temps anciens, pendant les guerres et les famines, les gens n’avaient rien à faire d’autre que se plaindre de leur triste condition. Aussi, quand ils n’avaient plus de larmes, passaient-ils leur temps à plier des supports souples et à les découper pour faire des rondes de chevaux, des rosaces de fleurs et des silhouettes de singes. 



C’est du moins ce que l’on a découvert dans une tombe vieille de mille sept cents ans, située dans la province du Xinjiang.
À cette époque le papier n’avait pas encore été inventé, ces découpages ont probablement été effectués dans des feuilles d’argent, de la soie ou du cuir (je n’ai pas trouvé la précision).



Selon d’autres sources, le plus ancien motif de découpage a été découvert en 1959 dans une tombe datant des environs de 386 à 581 après J.-C. seulement, dans cette même région du Xinjiang. Enfin bref, les papiers découpés ont fait leur petit bonhomme de chemin, se sont considérablement développés pendant les dynasties Tang et Song (en gros, entre 618 et 1279), période pendant laquelle s’est créée une véritable industrie du papier découpé.



Il existe trois catégories de papiers découpés :

1. ceux de tous les jours, qui décorent la maison.
2. ceux du Nouvel An, des anniversaires, des mariages, etc.
3. ceux utilisés comme patrons pour les broderies, comme pochoirs pour les céramiques, les lanternes et les tissus. On abandonne ici le côté décoratif pour un emploi strictement utilitaire. Ajoutons à cela les patrons pour les silhouettes du théâtre d’ombres, réalisées en un support souple tel que le cuir.


Chaque région a son style, ses caractéristiques. Petit tour, non exhaustif.
 

Province du Shaanxi


Découpage à coller sur une fenêtre
Entre les deux frises d’oiseaux, le caractère 寿 shou, longévité, 
répété huit fois (le chiffre 8 est porte-bonheur)



Province du Shandong

Le mariage des souris
(la mariée, au centre, a un voile sur la tête)


Feuilles et fleurs de lotus
(le papier découpé peut être rouge, mais aussi vert, noir, bleu, brun…)


Province du Anhui


Les monts Huangshan, à la manière d’une peinture sur paravent


Phénix, paons et oiseaux de diverses marques


Province du Jiangsu



Découpage à coller sur une fenêtre
Peinture du Bœuf de printemps


Découpage à coller sur une fenêtre
Le poète Li Bai, qui ne pouvait écrire qu’en étant saoul


Province du Guangdong


Le défilé des lettrés qui ont réussi leur examen


Shen San et Wu Nian
Célèbre pièce d’opéra de la région du Fujian


Province du Guizhou


Danses


Pékin et Shanghai


L’abattage du cochon de Printemps chez le peuple Yi
(le caractère 春 Printemps est écrit sur l’animal)


Comptine de campagne

__________

*This Thriving Land peut se traduire par Cette terre prospère, mais en chinois le titre est 生万物 shēng wàn wù, La Naissance de toutes choses. Shēng signifie « naître » et wàn wù signifie « Dix Mille Êtres », c’est-à-dire tous les êtres, mais aussi l’univers. C’est une notion un tantinet compliquée propre au taoïsme.

dimanche 14 septembre 2025

Leibniz et le Yi King


La Chine compte quatre textes classiques : le Classique des Documents, le Classique des vers, les Annales des Printemps et Automnes et enfin le Classique des mutations, c’est-à-dire le Yi King ou Yi Jing, qui date du date du Ier millénaire av. J.-C. 

Le Yi King est un traité de divination rédigé par un empereur légendaire, Fuxi. Il utilise deux traits ; l’un, yang, est continu, l’autre, yin, est brisé. Avec ces deux traits l’on trace huit trigrammes, composés de trois traits : trois traits pleins, deux traits pleins et un brisé, deux traits brisés et un plein, etc.



Les huit trigrammes dans le Yi King publié par Hu Guang (1369-1418),
dans sa réédition de 1440


Si l’on empile deux groupes de trois traits, on obtient 64 combinaisons, les 64 hexagrammes du Yi King. 


La divination selon le Yi King se pratiquait en utilisant cinquante tiges d’achillée, selon une procédure très complexe. Plus couramment, on se sert de trois pièces de monnaie (les détails de l’opération sont expliqués ici.) On obtient ainsi un hexagramme, qu’on va ensuite rechercher dans le livre, lequel va délivrer une sentence obscure dont il faudra lire (et tenter de comprendre) la signification. Ajoutons à cela que l’hexagramme obtenu peut muter, des traits peuvent devenir leur contraire et ainsi transformer l’hexagramme en un autre, tout à fait différent. C’est la raison pour laquelle on parle de Classique des Mutations. Car la mutation, le changement, est la base de la philosophie chinoise : tout ce qui bouge est vivant, tout ce qui est fixe est mort. Le Yin-Yang est la forme graphique de ce monde considéré comme étant en perpétuelle mutation puisque dans le Yin figure déjà un point Yang, et dans le Yang figure déjà un point Yin. Ainsi rien n’est fixe, le Yin deviendra Yang, et inversement, c’est ainsi que va le monde.
 


 

Pour plus d’explications sur le Yi King, je recommande la page Wikipedia. Pour ma part, je considère le Yi King comme un recueil de fadaises. Chercher à connaître l’avenir en tirant des cartes, en observant le marc de café, en jetant trois pièces de monnaie ou en examinant des cacas de chaton relève de la superstition, de la pensée magique. L’importance du Yi King n’est pas là…

***

Au tout début du 18e siècle, le philosophe et mathématicien allemand Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) lit une traduction latine du Yi King, rapportée par les missionnaires installés en Chine. Il examine ce qu’il appelle les « anciennes figures chinoises de Fohy » (Fuxi), autrement dit le Yi King. Là, apprends-je en lisant Hybrides chinois, la quête de tous les possibles de Danielle Elisseeff, il découvre que le monde ne se divise pas seulement en trois (la sainte Trinité) mais aussi en deux avec les notions de Yin et Yang, positif-négatif, mâle-femelle, jour-nuit, etc. Il découvre les deux traits fondamentaux, le plein et le brisé. En tant que philosophe il les baptise « Dieu » et « Néant », en tant que mathématicien, il les baptise « 1 » et « 0 » et c’est ainsi qu’il invente l’arithmétique binaire qui permet de compter avec seulement deux signes, au lieu des dix chiffres arabes utilisés jusqu’alors.


Les 64 hexagrammes du Yi King, envoyés à Gottfried Wilhelm Leibniz par Joachim Bouvet (1656-1730), jésuite français qui vécut en Chine (les chiffres arabes ont été ajoutés par Leibniz)


Voici comment l’on écrit les chiffres de 0 à 7 en langage binaire :


En 1703, Leibniz publie Explication de l’arithmétique binaire, qui se sert des seuls caractères 0 et 1 ; avec des remarques sur son utilité, et sur ce qu’elle donne le sens des anciennes figures chinoises de Fohy.


L’arithmétique binaire donnera naissance au codage du même métal. « C’est le principe de l’informatique et de l’électronique, mais aussi du langage morse, des cartes perforées de l’orgue de barbarie, des métiers Jacquard et des premières machines de mécanographie d’IBM, etc. », nous dit le site culture-expression.fr, dont je recommande aux ignorants dans mon genre la lecture de l’article intitulé La découverte de l’arithmétique binaire dans la Chine antique (auquel je n’ai pas tout compris, loin de là).

Tout ce qui précède ressemblera sans doute à une accumulation d’évidences pour certains lecteurs. Mais pour moi qui suis inculte dans le domaine des sciences, je trouve fascinant, extraordinaire, que deux simples traits, un entier et un brisé, tracés à coups de pinceau par des devins chinois du fond des âges, nous aient menés à l’invention de l’informatique, à ce texte que je suis actuellement en train d’écrire sur un clavier d’ordinateur et que vous êtes en train de lire, dans votre canapé ou dans le métro. 


Poignées de portes dans un temple taoïste à Taipei (Taiwan)
qui affichent les huit trigrammes, lesquels donneront
par combinaison les soixante-quatre hexagrammes du Yi King

samedi 13 septembre 2025

Le scandale des copies chinoises


Les artistes chinois se copient abondamment entre eux, depuis des siècles. À cela, au moins cinq raisons dont toutes sont honorables, sauf une.


1. La copie d’apprentissage

En Chine, l’enseignement passe par la copie des maîtres anciens. C’est ainsi qu’on perpétue un art, des traditions, des gestes. Il passe aussi par la lecture des traités de peinture. Le tout premier traité de peinture jamais écrit est chinois, il s’intitule Introduction à la peinture de paysage, il a été rédigé au 5e siècle par le peintre et moine bouddhiste Zong Bing. On le lit encore de nos jours. D’autres traités, fort nombreux, viennent compléter l’apprentissage manuel. Certains sont théoriques, d’autres sont pratiques, d’autres encore sont philosophiques. Certains réussissent la prouesse d’être les trois à la fois, c’est le cas des Propos sur la peinture du moine Citrouille amère (surnom de Shitao 石涛, l’un des trois ou quatre plus célèbres peintre chinois, qui vécut entre 1641 et 1719 sous dynastie Qing). Donc, l’étudiant copie, encore et encore. 


Jusqu’à ce qu’il ait compris la composition générale, les gestes, l’épaisseur de l’encre, etc. Ensuite, il prend son envol. Sans oublier de se référer toujours aux indépassables anciens vénérés tels des dieux, ce qui nous mène à…


2. La copie de citation

Les artistes chinois adorent citer leurs glorieux ancêtres. Il n’est pas rare qu’on puisse lire sur une peinture une légende du genre « peinture du mont Trucmuche dans le style de Bidule, par Machin ». Et souvent l’on  reconnaît Bidule. Mais parfois c’est plus le sujet qui fait penser à Bidule que le style, la manière de faire. Rien n’est simple. Faisons pourtant dans l’évident, avec ce…

55.211.1

Paysage dans le style de Mi Fu 米芾 (1051-1107, dynastie Song du Nord),
attribué à Dong Qichang 董其昌 (1555-1636, dynastie Ming)

Et voici une œuvre attribuée à Mi Fu, qui inventa ce style consistant à tracer des traits horizontaux pour figurer les montagnes :

Les montagnes et les pins au printemps par Mi Fu
 

3. La copie d’hommage

Certaines artistes au faîte de leur gloire peuvent copier des maîtres anciens et c’est alors une forme de révérence. Ces copies, toutefois, sont rarement 100% fidèles. La plupart du temps elles se distinguent par des détails, plus ou moins appuyés, qui viennent signifier la différence. Voici, pour exemple, les célèbres Voyageurs au milieu des montagnes et des ruisseaux de Fan Kuan 范寬 (960-1030, dynastie Song du Nord). Cette œuvre mesure un mètre sur deux, elle est peinte sur soie :


Il en existe plusieurs copies qui, volontairement, ne sont pas des reproductions parfaites, en voici deux parmi d’autres :

copie attribuée à Dong Qíchang 
 

copie de Wang Hui 王翚 (1632-1717, dynasties Ming et Qing)

Voici maintenant la Neige sur les ruisseaux de montagne de Gao Keming 高克明 (1008-1053, dynastie Song du Nord) :


Et la copie exécutée par Xiagui 夏圭 (1180-1224, dynastie Song du Sud) qui lui donne un nouveau titre, Deux cavaliers à la recherche des fleurs de prunier. Xia Gui n’était pas un vulgaire tâcheron, il fait partie des dix ou vingt plus grands peintres chinois. On notera de très importantes différences avec l’œuvre de Gao Keming puisque seule la structure générale est copiée, au détriment des détails :

Deux cavaliers à la recherche des fleurs de prunier par Xiagui 

Les copies d’hommage sont légion, on pourrait en afficher ici des palanquées. Cette pratique n’est pas exclusivement chinoise, ni même asiatique. En Occident aussi les grands maîtres copient leurs illustres prédécesseurs. Rubens, parmi d’autres, copia à plusieurs reprises Titien et Caravage en instillant, lui aussi, de notables différences : 

Adam et Ève par Titien, vers 1550 - Copie de Rubens, 1628-1629
 

4. La copie de transmission

Dans les temps anciens, avant qu’il existe des moyens de reproduction mécaniques, il n’était pas rare de copier les peintures qui remportaient un certain succès. Ainsi on permettait une relative circulation des œuvres : une peinture possédée par un empereur ou un haut fonctionnaire se retrouvait, grâce à une copie, à l’autre bout de l’empire, pour la satisfaction de quelques privilégiés qui n’avaient aucune chance de voir l’original. 

Cette pratique avait un autre avantage, et non des moindres : souvent, à la faveur d’un renversement du pouvoir, d’un changement de dynastie, les œuvres possédées par les ci-devant empereur et fonctionnaires étaient détruites, perdues à jamais. Dans le même temps lesdits empereur et fonctionnaires égaraient leurs têtes ou avalaient un bol de soupe empoisonnée, par étourderie sans doute. Quant aux peintures, elles pouvaient également être détruites lors d’un incendie accidentel qui n’était pas rare dans des demeures et palais entièrement construits en bois. Les œuvres disparues ne l’étaient donc pas tout à fait, puisqu’il en existait, quelque part, une ou plusieurs copies. 

Mais attention : là encore, ces copies n’étaient pas toujours fidèles ! Il y avait même, parfois, de singulières distorsions. La peinture la plus copiée au monde après la Joconde est Le long de la rivière pendant la fête de Qingming. Ce rouleau, qui mesure 25 mètres de long, a été réalisé en 1127 par Zhang Zeduan 张择端 (1085-1145, dynasties Song du Nord et du Sud). Il décrit les festivités qui ont lieu le jour du nettoyage des tombes dans la capitale de l’époque, Bian Jing (aujourd’hui Kaifeng), dans les premiers jours d’avril.

Le long de la rivière pendant la fête de Qingming par Zhang Zeduan, 1127


On conserve aujourd’hui cinquante copies anciennes de ce rouleau. Nul ne sait combien il en exista par le passé. À cela il faut ajouter les copies contemporaines, innombrables. Examinons le plus marquant détail de cette peinture, le passage difficile d’un gros bateau sous un pont. La version originale d’abord, d’époque Song (960-1279), suivie par une version d’époque Ming (1368-1644) puis une autre d’époque Qing (1644-1912) : 




On s’aperçoit que chaque époque a redessiné le pont non pas tel qu’il figurait sur la peinture originale mais dans l’état où il était au moment de la copie : dénué de tout éventaire à l’origine, il s’est doté d’étals de plus en plus nombreux au fil des siècles. D’autres changements peuvent être constatés sur l’ensemble des rouleaux où l’on peut voir, par exemple, le nombre de femmes se multiplier. On voit par là qu’il ne faut pas prendre ces copies pour des témoignages absolument fidèles. Et c’est bien ce qui les rend intéressantes.

Là encore, cette idée de reprendre un sujet et de l’adapter à son époque n’est pas uniquement chinoise. Il suffit de penser aux milliers de peintures chrétiennes qui nous montrent des Vierges Marie dans les costumes et les décors du temps de l’artiste : Vierges primitives flamandes, Vierges de la Renaissance italienne, etc. 

Vierge de Lucques par Jan Van Eyck (15e s.) et Vierge à l’enfant de Sandro Botticelli (15e-16e s.)

Il existe aussi des copies contemporaines d’œuvres chinoises classiques réalisées par des peintres dont c’est la spécialité. C’est le cas, notamment, d’un certain Runqi 润畦 qui s’évertue à recopier les grands maîtres Song. Voici son interprétation des Voyageurs au milieu des montagnes et des ruisseaux  de Fan Kuan, dont il a été question plus haut. Réalisée sur papier et non sur soie, cette copie est assez fidèle dans l’ensemble, même si un regard prolongé permet de distinguer une multitude de différences :


Et voici sa copie du Vent dans les pins d’un millier de vallées par Li Tang (李唐, c.1066–1150, dynastie Song) avec l’original au-dessous :




 

5. La copie frauduleuse

On ne copie pas que les Иike et les Adibas, en Chine. Il exista par le passé moult vrais-faux, des copies qu’on fourgua en prétendant qu’il s’agissait d’œuvres originales. Cela dit, on réalise aussi, parfois, des peintures que l’on tente de faire passer pour des œuvres anciennes. Et ça, c’est beaucoup plus marrant. Le plus grand faussaire en la matière s’appelait Zhang Daqian 张大千 (1899-1983). Il fut également le plus grand peintre chinois du 20e siècle ; en 2011 il piqua à Picasso le titre de barbouilleur le plus cher au monde. Ce gars-là, véritable génie, était également un très grand collectionneur qui vendit à des musées du monde entier des peintures anciennes sauf que pas toujours, faut voir… Le Metropolitan Museum of Art de New York se demande actuellement si ce chef-d’œuvre absolu intitulé La Rive et soi-disant de la main de Dong Yuan 董源 (934-962, dynastie Tang), ne serait pas un faux, entièrement réalisé par Zhang Daqian. 

 La Rive par Dong Yuan
董源 (934-962, dynastie Tang)… ou Zhang Daqian !


Certaines analyses démontreraient en effet que le musée étazunien se serait possiblement fait arnaquer de quelques millions de dollars. D’autres institutions, qui par le passé ont également acheté des œuvres anciennes à Zhang Daqian, se posent la même question sans forcément se presser de trouver une réponse. Pendant ce temps, le plus grand peintre et plus grand arnaqueur chinois du 20e siècle rigole dans sa tombe. 

(Je détaillerai peut-être, un de ces jours, un ou deux coups dont Zhang Daqian fut l’auteur.)

dimanche 31 août 2025

Le monde dans un pouce carré 5

Comment grave-t-on un sceau ? Démonstration par l’exemple : je choisis un texte avec deux caractères seulement, 癖画 “Passion exagérée, dépendance à la peinture” que je vais graver en positif. Les caractères seront donc rouges sur fond blanc. Creuser autour des caractères pour les mettre en relief est plus long que de graver en négatif, où on ne fait que creuser les caractères dans la pierre. C’est aussi beaucoup plus marrant. Je choisis ensuite, parmi de multiples possibilités, des formes anciennes pour ces deux caractères, dans des dictionnaires papier ou des dictionnaires en ligne…


 …je fais des croquis de mise en place, en général sur des Post-It…

 
…enfin je choisis ma pierre.


Un petit coup de ponçage sur la surface à graver (j’utilise deux papiers de verre différents), puis un passage au rouge de ladite surface avec un stylo-feutre Made in Taiwan. Avant, on utilisait de la peinture. Certains graveurs japonais continuent de procéder ainsi.


Je dessine À L’ENVERS les caractères, au crayon puis au stylo-feutre noir indélébile (le premier caractère est symétrique, la tâche est ici simplifiée !) Je choisis ensuite les burins que je vais utiliser, et hop j’attaque la bête…


On peut graver en tenant la pierre dans une main et le burin dans l’autre. Cette technique est réservée aux professionnels, ne la tentez pas chez vous. Pour ma part, je pratique ainsi, parfois, pour faire de petites retouches. Sinon, j’utilise un étau. Il en existe de plusieurs sortes. L’étau en bois, posé sur la table, qu’on fait tourner sans cesse, parce qu’on grave le plus souvent de l’intérieur vers l’extérieur. Il maintient la pierre grâce à un système de coins (version ancienne, traditionaliste) ou avec une vis sans fin (version moderne).


Ou bien on utilise (version ultra-moderne)  un étau en métal monté sur un roulement à billes, qu’on fait tourner d’un élégant mouvement des doigts.


La pierre fixée, on creuse. Les graveurs chinois ou japonais utilisent souvent de gros burins, même pour de petits sceaux. Parce que ça va plus vite. Pour ma part, je préfère utiliser des burins très fins. J’ai tout mon temps.



La première impression du sceau est catastrophique. Comme d’habitude. C’est un dégrossissage. Il faut maintenant affiner tout ça, transformer des droites en courbes.


La deuxième impression est la bonne. Voilà, c’est fini. Parfois, c’est beaucoup plus long. Mais pour cette démonstration j’avais choisi de ne graver que deux caractères, assez simples de surcroît. 



Il ne reste plus qu’à signer ce sceau. Sur l’une des faces je grave mon pseudonyme, Lao Shi 老石 (Vieux Rocher) que je passe ensuite à l’or fin. Je pourrais également graver son titre sur le côté ,“Passion exagérée, dépendance à la peinture”, en caractères contemporains simplifiés 癖画 pour les Chinois de la Chine continentale et de Singapour, ou en caractères traditionnels 癖畫 pour les Chinois de Taïwan ou Hong Kong. Puisque je le rappelle, les sceaux sont gravés en caractères anciens, dits « sigillaires » que seuls les graveurs de sceaux et les calligraphes comprennent. Si quelques rares caractères ont peu évolué au cours des siècles et sont reconnaissables par tout un chacun, la quasi totalité d’entre eux est incompréhensible pour la plupart des gens.


Deux mots sur la pâte à sceaux. Elle est faite d’une pierre, le cinabre, aussi appelé sulfure de mercure, qui est réduite en poudre puis mélangée à des fils de soie ou de coton et de l’huile de ricin. L’ensemble forme une pâte qui peut aller de l’orange au carmin, en passant par le vermillon. Il existe plusieurs qualités de pâte à sceaux, plusieurs marques, il existe également de la pâte à sceaux synthétique, de piètre qualité, reconnaissable à sa texture granuleuse mais aussi parce que souvent vendue dans des petites boîtes métalliques rouges.

Cette très brève histoire des sceaux chinois s’achève ici. Si vous avez des questions historiques, techniques, ou concernant les pierres, le matériel, la pâte à sceaux, que choisir, où acheter, n’hésitez pas à me questionner.
 

***RÉCLAME***RÉCLAME***RÉCLAME***RÉCLAME***

J’en profite pour signaler ici que j’anime à l’occasion des stages d’initiation à la gravure de sceaux, et que je grave des sceaux à la demande. Me contacter pour tout renseignement.

 

samedi 30 août 2025

Le monde dans un pouce carré 4

Pour composer un sceau il existe des grilles aidant à tracer le texte de manière logique, géométrique. Voici quelques exemples de découpage d’un espace carré, selon le nombre de caractères à graver.


Voici maintenant deux sceaux que j’ai créés qui utilisent un découpage de l’espace en quatre parts égales, selon le premier exemple de la dernière ligne de l’image ci-dessus. Mais en utilisant deux styles de caractères, pour un texte identique : 


L’important, c’est l’équilibre. 

Voici maintenant un sceau déséquilibré, de l’aveu de son créateur. Trop de blancs dans la colonne de gauche, deux caractères trop chargés en bas. À droite, un croquis rétablissant (selon moi) l’équilibre avec des caractères modifiés. Ici la grille de découpage est encore une fois assez simple, deux colonnes coupées en quatre parts égales pour huit caractères.


Cela dit, on peut sortir des grilles imposées et des formes prédéfinies des caractères qui tous, idéalement, doivent entrer dans un carré et occuper l’espace tout entier. Plusieurs graveurs du 20e siècle brisèrent les grilles, en voici trois.

Qi Baishi (1864-1957) 

Des caractères taillés à la hache. De grands blancs volontaires. Disparition quasi systématique des espaces entre les caractères. Personne avant lui n’était allé aussi loin dans la “déconstruction”, comme on dirait maintenant.


Shou Shigong (1885-1950)

Des traits d’épaisseurs très variables, les symétries chamboulées.


Deng Sanmu (1898-1963)

1. Un caractère central isolé tel un escargot, forme ancienne du caractère “nuage”.

2. L’œil attiré par le caractère en haut à gauche tel un rire, forme ancienne du caractère “courage”. Savants déséquilibres.


Et parce que je ne crains pas le ridicule après ces grands maîtres, voici deux de mes sceaux délibérément déséquilibrés :

• dans Qui s’élève vers les nuages, le caractère nuage (en haut à gauche) monte, laisse de l’espace vide (du ciel) sous lui.


• dans Après la pluie ou Pluie tardive, c’est un peu le même principe ; la pluie, principalement figurée par les traits obliques du caractère « pluie » à gauche, est en train de tomber. La base du sceau illustre ainsi le sol. 


Les fins observateurs auront remarqué que le caractère « pluie » 雨 se retrouve dans le caractère « nuage » 雲 dont il est la clé, le radical, numéroté 76 dans la grille des 214 radicaux.

Dans le prochain billet je montrerai, étape par étape, la fabrication d’un sceau. En attendant, retour à la tradition pure et dure avec un sceau impérial à neuf plis (voir ce précédent billet). C’est l’un des sceaux de Kangxi (1654-1722), quatrième empereur de la dynastie Qing (1644-1912). L’objet n’est pas en pierre mais en bois de santal, la face imprimable mesure 10 cm de côté. 


Le texte dit : Honorer le Ciel, servir le peuple. Il s’agit là d’un concentré de la maxime impériale : « Honorer le Ciel, apprendre des ancêtres, faire preuve de diligence en politique, aimer le peuple. » Ce type de sceau, assez énorme, était notamment appliqué au sommet  et, quand c’était possible, au centre des grandes peintures que l’empereur avait acquises ou s’était appropriées. Voici un autre sceau impérial au sommet d’une peinture de Wang Hui 王翚 (1632-1717, dynastie Qing) intitulée Ermite dans la montagne :


Ce sceau, Trésor du prince Yi 怡亲王宝, appartenait à Yunxiang, également connu sous le nom de prince Yi. Treizième fils de l’empereur Kangxi, le prince Yi occupa la fonction de régent pendant les règnes de Kangxi et de Yongzheng.

À suivre !

 

***RÉCLAME***RÉCLAME***RÉCLAME***RÉCLAME***

J’en profite pour signaler ici que j’anime à l’occasion des stages d’initiation à la gravure de sceaux, et que je grave des sceaux à la demande. Me contacter pour tout renseignement.

 

lundi 18 août 2025

« A Dream of Splendor », entre banquets nocturnes et gros pilons

Je vais parler ici de quelques séries télévisées chinoises qui ont un lien particulier avec la peinture. Elle est évidemment une source documentaire pour les auteurs de séries, leur sert de base pour confectionner costumes et décors. Mais certaines d’entre elles vont un petit peu plus loin. Il en est ainsi de A Dream of Splendor 梦华录, série sortie en 2022 qui a remporté un franc succès et continue de faire des adeptes. Dans cette histoire il est notamment question d’une peinture, un rouleau horizontal qui s’intitule Le Banquet nocturne de Xue Que (je n’en dis pas plus, ce billet est garanti 100% vierge de divulgâchage). On ne voit jamais cette œuvre sinon une fois, de très loin :

Ce petit bout d’image ne correspond pas à la peinture qui a inspiré les scénaristes. Car en vérité, ce Banquet nocturne de Xue Que fait référence à un véritable long rouleau horizontal peint sur soie, intitulé en français Le Banquet nocturne de Han Xizai 韩熙载夜宴图. Il a été peint par Gu Hongzhong 顾闳中 (910-980), sous la dynastie Tang. Petit détail gênant : l’action de A Dream of Splendor se situe sous la dynastie Song, c’est-à-dire entre 960 et 1279. Il y a là comme un léger anachronisme mais ils sont légion dans les séries chinoises, alors passons.

Le Banquet nocturne de Han Xizai par Gu Hongzhong

La véritable peinture a une histoire intéressante, dont les scénaristes se sont également un peu inspiré : après ses nuits de beuverie en compagnie d’accortes servantes et musiciennes, le ministre Han Xizai ne parvenait pas à se lever et ratait systématiquement les audiences matinales avec l’empereur Li Yu. Aussi, ce dernier a-t-il, pense-t-on, chargé Gu Hongzhong de peindre les nocturnes agapes du ministre Han Xizai afin de lui faire honte, et de lui faire changer de comportement. Le Banquet nocturne de Han Xizai décrit une quarantaine de personnages dont certains ont existé, sont reconnaissables. Il est divisé en cinq parties qui doivent être considérées de droite à gauche : 


Han Xizai écoute un récital de pipa
Il est assis à gauche près de la musicienne, la sœur de celle-ci est debout derrière, en blanc 


Han Xizai admire des danseuses, tout en jouant du Jiegu, du tambour
De manière tout à fait improbable, son ami le moine De Ming est là qui l’écoute


Han Xizai se repose un chouïa, il se lave les mains
Une servante, en grande discussion avec une de ses collègues, amène flûte et pipa
pendant qu’un possible couple est couché dans le lit
(on remarquera  l’oreiller qui se trouve au pied dudit duo)


Han Xizai écoute de la musique
En habit de nuit, il donne un ordre à l’une de ses servantes 


Han Xizai dit adieu à ses invités qui discutent entre eux
Tout à gauche, un couple un tantinet excité


Il faut savoir que danseuses et musiciennes étaient également un tantinet prostiputes. Il suffit de regarder le couple à l’extrême gauche du rouleau pour comprendre. J’ai déjà parlé du lit situé au milieu de la peinture. Quant à celui qui figure au tout début du rouleau à droite, il est occupé par une musicienne dont on ne voit que le manche de la pipa. Est-elle seule ? Difficile à dire.

Revenons à la série. Dans Dream of Splendor, Ouyang Xu refuse de prendre Zhao Pan’er pour épouse légitime parce qu’elle fut, par le passé, prostituée dans une maison close. Les femmes assignées à la prostitution constituent un point central du récit. Elles sont, on l’a vu, également présentes dans Le Banquet nocturne de Han Xizai, et très probablement dans le rouleau intitulé Le Banquet nocturne de Xue Que qui constitue l’une des intrigues de A Dream of Splendor.  

Comme je le disais plus haut, on ne voit pas, dans la série, Le Banquet nocturne de Xue Que. Ou si peu que ça revient au même. On voit très bien, en revanche, une autre peinture chinoise célèbre, Les dames de la cour préparant la soie nouvellement tissée 搗練圖卷, ainsi qu’une mise en scène de celle-ci :

"Les dames de la cour préparant la soie nouvellement tissée" par Zhang Xuan, copie de Huizong


Cette peinture sur soie, sous couvert de décrire le battage de la soie au printemps, est une allusion aux rapports sexuels. Quant au printemps, il est à cette époque clairement associé au sexe, à l’éveil des sens. Les dames de la cour préparant la soie nouvellement tissée est ce qu’on appelle une “peinture du palais du printemps”, autrement dit une peinture érotique. Aussi, rinçons-nous l’œil sans fausse honte et tentons de considérer d’un autre point de vue les instruments utilisés par les femmes pour traiter la soie :





***

Le Banquet nocturne de Han Xizai et Les dames de la cour préparant la soie nouvellement tissée ne sont pas les œuvres originales, il s’agit de copies.

• La première peinture, comme je le disais plus haut, a été réalisée par Gu Hongzhong 顾闳中 (910-980), sous la dynastie Tang. Mais les images ci-dessus proviennent d’une copie anonyme réalisée au XIIe siècle, sous la dynastie Song.

• La seconde, Les dames de la cour préparant la soie nouvellement tissée, est l’œuvre de Zhang Xuan 張萱 (713-755), qui vivait sous la dynastie Tang. La copie que nous avons ici est l’œuvre de l’empereur Huizong 宋徽宗 (1082-1135), de la dynastie Song.  

Pourquoi des copies et pas les originaux ? J’en parlerai dans un prochain billet et j’évoquerai la pratique de la copie en général dans la peinture chinoise. 

Et sinon, tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur les séries télé chinoises sans avoir jamais osé le demander est disponible sur l’indispensable blog des Drama Kouigns (un plaid, du wifi, du thé, des filles et des dramas).

 

 

vendredi 15 août 2025

Le monde dans un pouce carré 3

Dans l’épisode précédent je m’étais arrêté aux sceaux à neuf plis de la dynastie des Song du Sud. Avant de reprendre le cours de l’histoire, un petit sceau en arrière (ah ah quel humour). J’avais évoqué des sceaux en bronze nous provenant de dynasties assez éloignées. En voici un autre, en bronze également :


Je n’avais pas parlé de la taille de ces sceaux. Ils sont minuscules, un centimètre carré, en général :


Le sceau rond représenté sur le panneau mesure en réalité 1,4 cm de diamètre. Voici maintenant un sceau rectangulaire qui mesure 1,9 cm de long sur 1,1 cm de large :


J’ai taillé un sceau de 1 cm de côté, dans de la pierre (je n’avais pas de bronze sous la main). Voici ce que ça donne :



Mais dites-moi, Docteur, pourquoi ces sceaux étaient-ils coulés dans le bronze et pourquoi en une si petite taille ? 

Parce qu’à l’époque on n’avait pas encore trouvé de pierre facilement taillable. Et puis le bronze, c’est lourd. Alors autant créer des sceaux touts petits, puisqu’ils devaient en permanence être portés à la ceinture via une cordelette ou une bande de tissu passant dans la boucle dudit sceau. Voilà qui est dit. Reprenons notre historique.

Sous les Song du Nord (960-1127), le gouvernement restreint aux officiels le moulage de sceaux en bronze. Les privés doivent graver dans l’os, le cuivre, le jade, etc. Sous les Song du Sud (1127-1279) les artistes commencent à apposer leurs sceaux sur leurs œuvres. 

Sous la dynastie Yuan (1271-1368) un peintre nommé Wang Mian découvre une pierre tendre idéale pour la gravure.


Depuis ce jour on grave principalement dans des pierres telles celles de Soushan, Qingtian, Changhua, etc.


À partir de la dynastie Song du Sud (1127-1279) plus aucune règle ou bouleversement technologique ne viendra bloquer le développement des sceaux. C’est donc la fin de ce très petit historique, résumé en une frise qui montre l’évolution stylistique des sceaux.


Il y eut des changements dus aux techniques - sceaux coulés en bronze, gravés dans le cuivre puis la pierre -, des écoles différentes selon les époques. Cela dit, des critères se sont lentement mis en place, j’en parlerai la prochaine fois.

À suivre !

 

***RÉCLAME***RÉCLAME***RÉCLAME***RÉCLAME***

J’en profite pour signaler ici que j’anime à l’occasion des stages d’initiation à la gravure de sceaux, et que je grave des sceaux à la demande. Me contacter pour tout renseignement.

jeudi 14 août 2025

L’humour à la chinoise


L’humour à la chinoise est une chose trop riche et trop complexe pour être décortiqué ici. Disons brièvement que c’est d’abord un humour du verbe parlé ou écrit, un humour acerbe, vachard, qui s’abreuve de jeux de mots. 

Anecdote : mon surnom chinois de peintre est Lǎo Shí 老石, Vieux rocher. Avec le deuxième ton, montant,  sur le « í ». Un jour, un marchand de papier pour peintres et calligraphes m’a dit que prononcé lǎo shi 老 实, avec un « i » sans ton qu’on prononce à peine, mon nom signifiait Honnête, mais aussi Naïf, Benêt, Crétin. Il aurait pu évoquer, comme on le fait souvent, lǎo shī 老师, avec le premier ton plat sur le « ī », qui signifie Professeur. Mais non, il a préféré se moquer de moi avec lǎo shi, Honnête mais Crétin. Qu’un renard à neuf queues le dévore pour l’éternité plus un jour !


L’humour chinois peut aussi être dessiné. C’est alors un humour plus doux (pour ce que j’en sais), un humour à la Sempé, à la Tati parfois, qui jette sur les gens un regard gentiment amusé, absent d’ironie. C’est cet humour-là qui m’intéresse ici, celui de He Youzhi 賀友直, de Xie Yousu 谢友苏 et de Ye Xiong 叶雄. Tous les trois sont nés à Shanghai ou dans les environs, ont profité de l’énorme creuset culturel que fut la ville pendant des dizaines d’années avec ses musées, ses académies de peinture et de bandes dessinées, etc. Aujourd’hui, le moteur de Shanghai est l’argent. Autres temps, autres moeurs.

He Youzhi 賀友直 (1922-2016) est né à Zhenhai, près de Shanghai. Conformément à  la politique des années 50-60, cet artiste a produit des tonnes de BD narrant des histoires traditionnelles, mais aussi une foule de récits à haute teneur politique.

Extrait de Grands changements dans un village de montagne,
une BD qui expose les bienfaits de la collectivisation

Bande dessinée et affiche étaient alors, avec le cinéma et l’opéra, les média privilégiés pour « éduquer les masses populaires ». Les petits recueils de bandes dessinées se louaient au coin des rues pour quelques centimes, on les lisait sur le trottoir, puis on les rendait.


Le fascicule en haut à gauche est une adaptation de Roméo et Juliette (罗密欧与朱丽叶 Luomiou Yu Zhuliye).
Celui en bas à droite s’intitule Dévoiler la vraie nature de Confucius 剥开 孔圣人的画皮

Les BD de He Youzhi se sont vendues, en Chine, à des millions d’exemplaires. Deux de ses ouvrages, tardifs, ont été traduits en France. Un recueil autobiographique illustré intitulé Mes années de jeunesse paru aux éditions de l’An 2 en 2005, et Cent métiers du vieux Shanghaï paru chez le même éditeur l’année suivante (mais He Youzhi l’avait dessiné en 1987-1988). Voici quelques extraits de ces deux ouvrages magnifiques :










Xie Yousu 谢友苏 est né 1948 à Suzhou, non loin de Shanghai. On n’en sait pas beaucoup plus sur ce bonhomme, très discret. Ses peintures décrivent la vie quotidienne dans la vieille ville de Suzhou, celle des canaux et des ponts. Son humour jamais méchant et empreint de poésie le rattache dans l’esprit, à Sempé. Et à Norman Rockwell, qu’il cite parfois. Xie Yousu possède une galerie à Suzhou, où il vend des reproductions de ses œuvres. J’en ai une dans l’entrée de ma maison, elle représente des vieux messieurs en admiration devant un petit rocher de lettrés…





 

Ye Xiong 叶雄 est né en 1950 sur l’île de Chongming, à Shanghai. Comme tous les peintres, illustrateurs ou bédéistes nés à partir des années 40, il a réalisé des oeuvres à la gloire du maoïsme : plusieurs illustrations et BD sur ce sujet dont un portrait de Deng Xiaoping, une série intitulée Lieu sacré de la révolution, patrie des grands hommes, sans oublier une autre série sur le thème du centenaire de la fondation du Parti communiste chinois. L’homme n’est pas avare en ce domaine…

Ode au fleuve Huangpu

Ye Xiong a commencé à dessiner professionnellement dans les années 60. Voici une page, issue d’un récit intitulé Zi Ye 子夜 Minuit, adaptation d’un célèbre roman de Mao Dun qui parut en 1982 dans La Revue de bande dessinée (Lianhuanhua bao 连环画报). L’action se passe à Shanghai pendant les années 30, la première case montre la célèbre Nanjinglu, alias Nanjing Road, vaste avenue commerçante qui est aujourd’hui piétonne.


À part ça, Ye Xiong a réalisé nombre de peintures très rigolotes telles celles ci-dessous, qui montrent des foules et qu’il faut examiner patiemment, à la loupe, presque.

Il y a vingt-trois ans de cela j’ai presque failli en acheter une, dans une galerie de Shanghai. Ça ne se voit pas à l’écran, mais elles peuvent être très grandes. C’était un peu cher pour moi, je n’avais pas le sou (j’étais en Chine pour le boulot, voyage et hébergement étaient payés). Et donc, je n’ai pas acheté la peinture qui me plaisait tant. Hélas, mille fois hélas.



Extraits de peintures du même style dont je n’ai pas retrouvé l’intégralité :





Je parlerai un de ces jours de deux revues consacrées à la bande dessinée et au dessin de presse chinois. 等等…

mercredi 30 juillet 2025

Portraits chinois, 3


Il y a quelques années de cela, on m’a offert cette peinture d’une jeune fille portant un brassard de Garde rouge, hóng wèi bīng 紅衛兵. Il s’agit du portrait supposé de Song Binbin 宋彬彬, qui naquit en 1947 à Pékin. Elle était la fille de Song Renqiong, l’un des fondateurs de l’Armée rouge en 1927. En 1966, Song Binbin est élève dans un lycée de jeunes filles réservé aux enfants de cadres du PC. Elle va, brusquement, passer de l’anonymat à la célébrité en prenant exemple sur une enseignante de l’université Tsinghua de Pékin.

Le 25 mai de cette année-là, donc, une enseignante de cette université pékinoise, qui est également membre du PC, rédige avec quelques collègues du Parti le premier dazibao moderne 大字报, autrement dit un texte écrit à la main et collé sur un mur. Cette affiche appelle les étudiants à se rebeller contre la présidence de l’université, qualifiée de bourgeoise anti-révolutionnaire. C’est ainsi que naissent les premiers Gardes rouges.


Collage de dazibao sur un mur de Pékin en 1966

Le 5 août 1966, Song Binbin, alors âgée de dix-sept ans, publie à son tour un dazibao dans lequel elle condamne les professeurs de son lycée coupables de vouloir restaurer l’ancien ordre bourgeois. Plusieurs lycéennes se rassemblent autour d’elle, forment une unité de Gardes rouges. Et toutes ensemble elles se saisissent de la directrice et du directeur adjoint qu’elles battent avec des bâtons hérissés de clous. Le directeur adjoint parvient à survivre à ce lynchage, la directrice, quant à elle, trépasse. Song Binbin affirmera par la suite qu’elle n’avait pas participé au massacre. Mais elle était présente, et ne l’empêcha pas.

Deux semaines plus tard, le 18 août 1966, des milliers de Gardes rouges, collégiens, lycéens et étudiants, se rassemblent sur la place Tian’anmen à Pékin. Mao Zedong est là, sur la terrasse de la Porte de la Paix céleste et, dans une mise en scène qui deviendra un moment et une photo historiques, Song Binbin lui passe le brassard des Gardes rouges.


En acceptant ce brassard, en donnant à Song Binbin le surnom de Yaowu 要武, Combattante importante, et en prônant la révolte, Mao encourage les Gardes rouges qui deviennent ainsi le bras armé de la toute nouvelle Révolution culturelle. 


Song Binbin alias Song Yaowu et Mao Zedong, entourés de Gardes rouges, 
le 18 août 1966 sur la place Tian’anmen

Pendant les deux mois qui suivent, mille sept cent soixante-douze enseignants ou personnels des lycées de Pékin sont torturés et assassinés par leurs élèves. La terreur s’étend ensuite à tout le pays : les jeunes Gardes rouges, chargés de lutter contre les Quatre Vieilleries (les vieilles idées, la vieille culture, les vieilles coutumes et les vieilles habitudes), détruisent tout ce qui est antérieur à 1949. Des millions de livres, d’œuvres d’art sont brûlés, des temples et des palais dévastés, et surtout des milliers de personnes torturées et assassinées. Le pays plonge rapidement dans la guerre civile : fervents de la Révolution culturelle contre opposants, mais aussi combats sanglants entre différentes factions de Gardes rouges. Aussi, en juillet 1968, Mao fait intervenir l’Armée populaire de Libération qui, vite fait bien fait, réduit à néant ces Gardes incontrôlables. Lesquels, à leur tour, vont connaître les laogai 劳改, les camps de « rééducation par le travail ».


Sur la peinture, Song Binbin pose de profil, en treillis militaire et casque sur la tête. À son biceps gauche un brassard rouge sur lequel est écrit en caractères dorés les mots Garde rouge, hóng wèi bīng 紅衛兵. Sur sa sacoche est inscrit Servir le peuple, Wéi rénmín fúwù 为人民服务. Sur sa poitrine, un badge affichant le profil de Mao Zedong. Sur son épaule droite, en bandoulière, un fusil-mitrailleur Type 56, copie chinoise de la Kalachnikov AK-47. Tourné vers nous, le visage de la Garde rouge ne ressemble pas vraiment à celui de Song Binbin, qui portait en toutes circonstances de grandes lunettes.


C’est pourtant ce visage, un peu arrondi, qui sera popularisé. Et pour affirmer qu’il s’agit bien, mais oui, de Song Binbin 宋彬彬 alias Song Yaowu 宋要武, sur le mur derrière elle est peint en grand le caractère Wu 武, le combat, partie du surnom que lui donna Mao.

Cette peinture n’est sûrement pas l’œuvre originale mais plutôt une copie imparfaite, comme ces trois autres, toutes probablement produites au cours des années 1990 ou au tout début des années 2000 au sein des ateliers de Dafen, dans la banlieue de Shenzhen (dont j’avais parlé, il y a bien des années, dans la Boîte à Images et ensuite chez Arrêt sur Images) :


Qui a peint l’œuvre originale ? Où, quand ? Où est-elle ? À toutes ces questions une seule réponse : mystère et boule de gomme. Quoi qu’il en soit, et malgré la condamnation tardive des Gardes rouges par Mao, Song Binbin alias Song Yaowu demeure une icône de la Chine contemporaine. Ainsi, dans les années 1980, un peintre célèbre nommé Liu Changwen 刘昌文 réalise une importante série de portraits hautement apologétiques, dont voici trois exemples :




Il en existe beaucoup plus du même artiste, en voici quelques-uns :


Plus tard, en 2006, le peintre Zhang Dazhong 張大中 peint à son tour une série de Gardes rouges un tantinet sexualisées. 



Stop ou encore ?


Puis, en 2007, Tian Taiquan 田太权 réalise des photos-montages de Gardes rouges plus ou moins dénudées, à la mémoire des quatre cents Gardes morts entre 1967 et 1968 dans des combats entre factions rivales. Certaines de ces photos ont été réalisées dans le seul cimetière qui leur est dévolu, à Chongqing. Ces séries s’intitulent Perdues, Sacrifiées, Oubliées


Allez, un peu de rab :


On peut se demander ce que signifient, à coups d’images exclusivement féminines, ces réhabilitations, ces héroïsations, ces sanctifications des Gardes rouges, assassins en série, devenus par la grâce de Photoshop des martyres sexualisées. Sans parler de ces portraits flatteurs, irréalistes, de Song Binbin alias Song Yaowu, telle une Vierge Marie rouge sang.

En janvier 2014, Song Binbin a présenté ses excuses pour tous les crimes commis par les Gardes rouges. « Je ne cesserai jamais de demander pardon à l’enseignante que nous avons tuée. » Cette contrition, souvent jugée insincère, a entraîné moult débats en Chine. 

Song Binbin est morte d’un cancer à New York en 2024. Son portrait idéalisé, divinisé, sans cesse dupliqué, la mène toutefois vers une incompréhensible, une insupportable immortalité. Sans les lunettes.

mercredi 9 juillet 2025

Portraits chinois, 2


J’avais posté, dans le billet précédent, une photo de l’impératrice Cíxǐ 慈禧 [prononciation approximative : tseu-shii] qui régna sans partage sur la Chine pendant quarante-sept ans, de 1835 à 1908. Il en existe toute une série que je trouve extraordinaire, d’une force symbolique sans pareil.

Précisons le contexte : le 15 août 1900, l’impératrice Cixi quitte la Cité interdite de Pékin pour échapper aux troupes de l’Alliance des Huit Nations qui attaque la ville en réponse à la révolte des Boxers, lesquels assiègent les légations étrangères installées dans la capitale.

C’est l’épisode des “55 jours de Pékin”, dont Nicholas Ray fit un film. En septembre 1901 les Boxers (soutenus par l’impératrice) sont vaincus, Cixi quitte Xi’an le 3 janvier 1902, s’en retourne à Pékin. Elle entreprend alors une vaste opération de communication afin de redorer son image. Elle pose d’abord pour une femme peintre américaine, Katharine Carl, victime du peu de patience de la souveraine. Le portrait, grandeur nature, est toutefois achevé, le voici :


En 1906  elle posera de nouveau pour un peintre, le néerlandais Hubert Vos, dont le réalisme photographique sera plus convaincant :


Mais revenons en 1902. Cixi se tourne vers la photographie qui lui semble alors plus apte que la peinture à servir son projet. Les clichés, fort nombreux, ont été réalisés par le sino-américain John Yu Shuinling (Yù Xūnlíng 裕勋龄, 1874-1943). En voici trois, la montrant assise sur son trône ou debout près de celui-ci :



Outre le costume, nous avons là une débauche de strass et de dorures, de meubles sculptés en bois précieux, de riches tapis, le tout surmonté d’un cartouche qui dit, en gros : « C’est moi Cixi, impératrice du Grand Empire Qing ». Et à l’instar de peintures, ces photos sont encadrées dans de très riches cadre occidentaux, sculptés, dorés à l’or fin :

 

Cette débauche décorative a de quoi ravir un(e) étudiant(e) en première année de sémiologie à la fac Roland Barthes de la rue des Écoles, tant le message est transparent : «  Vous, Occidentaux, et vous, chiens de Japonais, vous pensez que l’empire chinois est en train de s’écrouler sous vos coups de boutoir. Que nenni ! Regardez le faste, la grandeur de l’empire des Qing ! Nous sommes zhong guo 中国, le Pays du Milieu, depuis les siècles des siècles. Et nous le resterons pour l’éternité ! » 

Mais alors, pourquoi étaler tant de luxe ? Pourquoi en remettre des couches, au mépris des traditions ? Pourquoi préciser sur un immense cartouche qui l’on est ? Cixi n’était-elle pas en train de tenter de se convaincre elle-même autant que de tenter de convaincre ses adversaires ?

La tradition du portrait impérial est bien éloignée de ce type de représentations surchargées. La tradition, c’est un empereur en habit de cérémonie, certes, assis dans un fauteuil d’abord posé sur rien ; puis, plus tard, posé sur un tapis luxueux ; mais toujours devant un fond uni :

Portrait de l’empereur Renzong (1022-1063, dynastie Song)

Portrait de l’empereur Hongwu (1328-1398, dynastie Ming)

Portrait de l’empereur Tongzhi (1856-1875, dynastie Qing)
 

Cixi elle-même se fit officiellement portraiturer de cette façon :


Mais il fallait convaincre les Occidentaux de l’immortelle majesté de l’empire avec des images qu’ils pouvaient comprendre, des photographies. Il fallait se montrer défilant en palanquin, se promenant dans un jardin sous la neige ou posant avec ses servantes richement vêtues :


Quitte à se montrer également entourée d’Occidentales :


Cette photo est peut-être la plus terrible de toutes. Elle affiche une modernité dénuée de toute pitié : regardez les visages de ces dames qui, à coups d’éventail, sont en train de réduire à néant un monde médiéval enfermé dans des valeurs obsolètes. L’impératrice n’est pas encore morte mais, mal en point, elle est soutenue par l’une des mégères au visage sévère qui charitablement (?) lui tient la main gauche. Autrement dit, c’est d’ores et déjà râpé-foutu, ma p’tite dame, remballez vos falbalas et vos affiquets, on passe à autre chose. Pour preuve, la gamine chinoise habillée à l’occidentale. Pas de doute, le monde de Cixi est définitivement révolu.

mardi 8 juillet 2025

Portraits chinois, 1


Portrait de Ho Bun, anonyme, XVIIe s., fin de la dynastie Ming (1368-1644)


J’éprouve une certaine fascination pour les portraits chinois des siècles passés. Portraits figés, le plus souvent de face, où tout sourire est absent. Portraits qui pourraient presque servir de photos pour une carte d’identité ou un passeport. Car il s’agit bien de ça : des portraits d’identité permettant de fixer les traits d’une personne ainsi que sa fonction, sa place dans la hiérarchie sociale. Portraits d’empereurs, de concubines, de lettrés, de bourgeois endimanchés…  (Je suis également fasciné par les photos d’identité ordinaires et les photos d’identité judiciaire, mais c’est presque une autre histoire, comme dirait Kipling.)

Mon premier choc de ce genre date d’une très lointaine visite au musée Guimet, où j’ai longtemps contemplé un portrait de lettré fonctionnaire coréen - et non chinois - que voici :


Portrait de Cho Man-Yong (alias P’ung eun) par Yi Han-Cheol, 1845 (dynastie Joseon)
 



Ensuite, à chaque fois que j’allais à Guimet, je disais bonjour à Monsieur Cho Man-Yong alias P’ung eun*. Comme à chaque visite du Louvre, où immanquablement j’allais saluer l’autoportrait de Rembrandt, ou Anne de Clèves peinte en 1539 par Hans Holbein…
____
* Ce portrait n’est, hélas, plus visible actuellement ; à noter que dans la base de données de Guimet, il est à l’envers !



Pour l’instant, mes réflexions autour des portraits chinois et coréens ne sont pas tout à fait fixées, aussi je vous livre quelques trombines sans plus de commentaires, qui viendront plus tard.


Portait de l’empereur Taizu (927-976, dynastie Song)


Portrait d’un lettré confucéen coréen, peut-être  Kang Yi-o, fin XVIIIe-début XIXe s.,
dynasties Choson-Joseon, attribué à Yi Jaegwan



Portrait de l’empereur Wuzong (1491-1521, dynastie Ming)


Portrait de l’impératrice douairière Cixi, vers 1903 par Yu Xunling (勋龄; 1880-1943)

dimanche 6 juillet 2025

Le monde dans un pouce carré 2

Sous les Han (206 av. notre ère-23), l’écriture a évolué pour devenir le « style des clercs ». Elle va encore se transformer au cours des siècles pour aboutir à l’écriture actuelle. 


L’ancienne écriture commune, désormais restreinte au domaine des sceaux, est aujourd’hui incompréhensible pour le Chinois moyen, seuls les calligraphes et les graveurs de sceaux savent la lire. Et encore, pas toujours couramment. On continue pourtant de l’utiliser pour créer des logos, des enseignes de magasins. Et souvent on écrit au-dessous la traduction en chinois contemporain ou en caractères romains !




(Photos prises à Taiwan)


Sous les dynasties des Jin occidentaux et orientaux (265-420) l’écriture manuelle dans le « style des clercs », est abandonnée au profit du « style régulier », aussi appelé « style courant » (voir plus haut). Le fossé se creuse un peu plus entre écriture commune et écriture des sceaux. Celle-ci abandonne progressivement les courbes au profit des angles. 


Dans le même temps, les têtes de sceaux gagnent en importance. 


Et l’on coule des sceaux à six faces gravées qu’on dispose dans les tombes des officiels, pour un usage post-mortem, on ne sait jamais, ça peut servir.


Sous les dynastie Tang (618-917) et Song (960-1279), l’usage des sceaux devient de plus en plus strict et complexe. Ils quittent la ceinture du fonctionnaire, se posent sur le bureau, s’ornent de textes sur les côtés verticaux, etc.

Sous les Song du Sud (1127-1279), les titres officiels deviennent très longs. Pour les graver sur des surfaces relativement petites, on plie les caractères à angle droit. Et, paradoxe, on doit parfois ajouter des traits pour combler les vides. Le « sceau à neuf plis », incompréhensible pour le commun des mortels, devient une marque de pouvoir.

À suivre !
 

 

***RÉCLAME***RÉCLAME***RÉCLAME***RÉCLAME***

J’en profite pour signaler ici que j’anime à l’occasion des stages d’initiation à la gravure de sceaux, et que je grave des sceaux à la demande. Me contacter pour tout renseignement.


 

jeudi 3 juillet 2025

Le paysage chinois abstrait 2. C.C. Wang

C.C. Wang


J’avais inauguré avec Liu Kuo-sung cette série sur le paysage chinois abstrait (voir par là). Passons maintenant à C.C. Wang (1907-2003), de son vrai nom Wang Chi-Chien 王己千, qui peut s’écrire aussi Wáng Jǐqiān en pinyin. Oui je sais, c’est compliqué. Mais comme le bonhomme prit aux États-Unis le surnom de C.C. Wang, on va s’en tenir à cette appellation.

Or donc, C.C. Wang naquit en 1907 à Suzhou, non loin de Shanghai. Jeune, il se consacre à la peinture de paysages et à l’étude des peintres classiques. Assez tôt, il est reconnu comme un expert dans ce domaine. En 1949, à l’arrivée de Mao Zedong et ses copains, il émigre à New York où il continue de mener de front une carrière de peintre, d’expert international et de collectionneur. Une biographie assez complète, en anglais, est lisible par là.

Sa peinture peut être classée en trois parties qui ne se succèdent pas vraiment, qui s’entremêlent :  la peinture de paysages concrets, la peinture de paysages abstraits, la calligraphie abstraite. Oublions la calligraphie, concentrons-nous sur la peinture de paysage, 山水画.

C.C. Wang commença par peindre dans le style des artistes classiques. Voici l’un de ses paysages, réalisé dans les années 40, qui s’inspire de Wang Meng 王蒙 (1308-1385, dynasties Yuan et Ming). À côté, l’œuvre de Wang Meng dont C.C. Wang a repris le premier plan, la forme des arbres :

C.C. Wang


Dans un style un peu plus personnel, voici maintenant l’évocation réalisée en 1985 d’un grand classique, les Voyageurs entre montagnes et cours d’eau de Fan Kuan 范寬 (990-1020, dynastie des Song du Nord). À côté, l’œuvre originale :

C.C. Wang


Voici maintenant des œuvres concrètes ou abstraites, qui sont toutes intitulées Paysages, Montagnes, etc. Les techniques utilisées ne sont plus seulement traditionnelles. S’inspirant de façons de faire occidentales, C.C. Wang a parfois utilisé des boules de papier fripées et trempées dans l’encre, des éponges, des projections, etc. On remarquera qu’il suffit parfois d’esquisser quelques maisons et quelques arbres dans le lointain, pour qu’une peinture abstraite devienne un paysage. 


Paysage n°389, 1980


Vue panoramique de montagnes


Sans titre, 1989


Montagnes vertes


Paysage, 1973

C.C. Wang
Paysage


Paysage


Paysage


Et pour finir, cette œuvre combinant deux rouleaux, une peinture concrète de 1964 et une peinture abstraite de 1970, toutes deux intitulées Paysage :

C.C. Wang


Si vous avez tenu jusque-là, allez donc admirer d’autres paysages de C.C. Wang par ici.

lundi 30 juin 2025

Le monde dans un pouce carré 1

“Le monde dans un pouce carré” est une expression désignant les sceaux chinois. Je vais republier ici, en plusieurs épisodes, une histoire des sceaux à partir de celle que j’avais concoctée sur Mastodon.

Or donc, les plus anciens sceaux dénichés à ce jour sont :
• une marque de potier sur une jarre de la dynastie Shang (17e-11e s. avant notre ère), dont l’image est malheureusement introuvable ;
• des sceaux en bronze, de la même époque, qui sont probablement des signatures.

Cette pratique devint commune sous les périodes des Printemps et des Automnes et des Royaumes combattants (722-221 av. notre ère), de nombreux sceaux figurent sur les poteries ou récipients en bronze de cette époque :

Sceau sur poterie datant de l’époque
des Royaumes combattants (722-221 av. notre ère)

Durant cette même période on créait également des sceaux personnels gravés dans le jade, ou bien coulés en bronze grâce à la technique de la fonte à cire perdue. L’anneau au sommet du sceau permettait d’accrocher l’objet au vêtement. Ainsi, on pouvait l’utiliser à tout moment.

Ces sceaux servaient à sceller des boîtes contenant des courriers, mais aussi les courriers eux-mêmes, ou encore des contrats, écrits sur des languettes de bambou assemblées (le papier n’avait pas encore été inventé), grâce à une empreinte dans de l’argile traversée par une ficelle qui liait le tout.

À cette époque, ils pouvaient être officiels ou privés. Ci-dessous, celui d’un général, un sceau privé assorti de poissons qui dit « Bonne chance au quotidien », et un autre en forme de cœur avec le caractère 保 au milieu, abrégé pour obtenir une symétrie parfaite.

Sous les Qin (221-206 av. notre ère) l’empereur unifie le pays, standardise les poids, les mesures et l’écriture. Le style “petit sigillaire” est imposé. Plus question d’écrire ou de graver selon des modes, des pratiques régionales, il faut être compréhensible d’un bout à l’autre du pays.

Sous les Han (206 av. notre ère-23) on serre encore un peu plus la vis, un ministère des sceaux supervise tout : le jade et l’or avec sculpture de tigre au sommet pour l’empereur, l’or ou l’argent avec tortue au sommet pour les hauts fonctionnaires, le bronze avec un simple anneau pour les petits. Nature et couleur des rubans sont aussi réglementées. Dura lex sed lex !

Sous les Qin et les Han, on trace souvent un cadre autour des sceaux officiels, gravés en négatif (caractères blancs sur fond rouge). Mais on invente en les divisant de manière inégale selon l’encombrement des caractères, qui commencent à abandonner les courbes du style “petit sigillaire” au profit des lignes droites.

Les sceaux privés, souvent gravés dans le jade, sont moins contraints, ile permettent d’inventer de nouveaux styles tel celui appelé “oiseaux et insectes” parce qu’on peut y voir, avec un peu d’effort, des caractères en forme d’oiseaux, d’insectes, de vers de terre…

À suivre !
 

***RÉCLAME***RÉCLAME***RÉCLAME***RÉCLAME***

J’en profite pour signaler ici que j’anime à l’occasion des stages d’initiation à la gravure de sceaux, et que je grave des sceaux à la demande. Me contacter pour tout renseignement.


 

 

jeudi 26 juin 2025

Mi Wanzhong, l’ami des rochers

Dans un billet précédent j’avais évoqué la folie des rochers extraordinaires, et notamment celle de l’empereur Huizong (1082-1135, dynastie des Song du Nord), qui avait peint l’un de ses cailloux fantastiques, le Rocher du dragon de bon augure :


Le poème écrit à gauche évoque ledit rocher en forme de dragon, dont la majesté dépasse celle de l’île des Immortels, sujet d’importance sur lequel je reviendrai un jour prochain. Il est rédigé dans un style inventé par l’empereur, qu’on appelle calligraphie à l’or fin. Ce style, toujours utilisé de nos jours, est l’un des plus difficiles à maîtriser.


Voici deux autres histoires de rochers qui mettent en scène le peintre, calligraphe et homme politique Mi Wanzhong 米萬鍾 (1570-1631, dynastie Ming). On le surnommait Youshi 友石, c’est-à-dire l’Ami des rochers. Voici l’une de ses peintures, un gros caillou, justement :


La première histoire le concernant met en scène une pierre de Lingbi*, un rocher de lettré d’une hauteur d’environ soixante centimètres dont Mi Wanzhong était amoureux. En 1610, il demanda au peintre Wu Bin 吳彬 (1550-1643) de le peindre sous toutes les coutures. Wu Bin observa, dit-on, le caillou pendant un mois avant de saisir son pinceau et de réaliser un rouleau horizontal sur papier d’une longueur de 11,50 m (13,87 m avec les colophons, c’est-à-dire les textes additionnels). On l’appelle traditionnellement Dix vues d’une pierre de Lingbi. Mais il possède deux autres titres éminemment poétiques : La beauté étrange des rochers et des ravins, et Fragments de nuages des cinq montagnes :
——
*Les pierres de Lingbi sont des roches noires qui proviennent de grottes de la région Lingbi, proche de Suzhou, à l’ouest de Shanghai.

Dix vues d'une pierre de Lingbi



Ce fameux caillou a malheureusement disparu, il ne nous reste que ces dix vues peintes. On possède toujours en revanche, quelques autres rochers collectionnés par Mi Wanzhong. En voici deux, un imposant qui trônait dans son Jardin de la Cuillerée d’eau à Pékin, et un autre plus petit, un rocher d’intérieur :



La deuxième histoire concernant Mi Wanzhong l’Ami des rochers raconte les déboires d’un passionné… un peu trop passionné. Or donc, l’Ami des rochers avait pour habitude de parcourir les monts environnant Pékin pour dénicher des cailloux fabuleux qu’il installait ensuite dans son Jardin de la Cuillerée d’eau. Un jour, à Fangshan (à une quarantaine de kilomètres de Pékin), il découvrit une pierre énorme, lourde de plusieurs tonnes, d’une longueur de huit mètres et d’une largeur de deux, fichée au sommet d’une colline. Il paya des ouvriers pour l’extraire puis pour ouvrir une route, parce qu’il fallait bien acheminer l’objet. Quand l’hiver arriva, Mi Wanzhong demanda aux ouvriers de creuser des puits et d’arroser la route afin de faire glisser la pierre sur cette voie gelée, espèce de curling avant l’heure. Tout ça lui coûta un pognon de dingue, à la moitié du chemin il abandonna, ruiné.

Quelques années plus tard, l’empereur Qianlong (dynastie Qing) découvrit à Liangxiang le rocher abandonné, le fit transporter jusqu’au palais d’été de Pékin aux frais du contribuable. Le voici posé sur un socle orné de vagues afin, probablement, de rappeler le mot “paysage”, shanshui 山水, composé du caractère “montagne” 山 et du caractère “eau” 水 :

Pierre de l’iris bleu


L’empereur Qianlong donna à l’objet le nom de Pierre de l’iris bleu 青芝岫. Mais en souvenir des déboires de Mi Wanzhong l’Ami des rochers, on l’appelle aussi Baijia shi 败家石, la Pierre de celui qui ruine sa famille en faisant des dépenses extravagantes. Dans son traité intitulé À propos des rochers du lac Tai, Bai Juyi avait pourtant prévenu que certains rochers pouvaient créer une addiction, et que les vrais sages ne devraient pas leur consacrer plus que quelques heures par jour. Mi Wanzhong n’avait pas lu Bai Juyi. Ou bien il l’avait oublié. Tant pis pour lui, et c’est ainsi que Lao Tseu est grand.

samedi 21 juin 2025

Des Sommets clairs

En Chine, la copie n’a pas le statut honteux dont on l’accable en Occident. Au contraire : l’enseignement d’un art passe inévitablement par la copie des grands maîtres ; la transmission, la circulation, voire la préservation des œuvres passe également par la copie (beaucoup de peintures détruites au cours des siècles nous sont parvenues grâce aux copies qui en ont été faites) ; la copie d’une peinture, enfin, est un moyen de perpétuer la tradition tout en la faisant évoluer. 

La première œuvre que voici est une peinture sur soie dénuée de titre et de signature, probablement exécutée par Juran 巨然, peintre actif au Xe siècle dont on ne sait pas grand-chose. Son ton brun sombre est l’œuvre du temps, à l’origine la soie était beige clair. La postérité lui attribué le titre de Sommets clairs.

Les Sommets clairs-Juran


Elle a été maintes fois copiée, affublée de différents titres, surtout aux XVIIe et XVIIIe siècles sous la dynastie Qing. Pour les curieux adeptes du Jeu des 7 Erreurs, l’une de ces copies est par là.

Cette autre copie ci-dessous est signée Zhang Daqian 張大千 (1899-1983). Intitulée Peinture en imitation de Juran - Les sommets clairs, cette interprétation en couleurs sur papier de l’œuvre précédente, qui mesure 168,5 x 85 cm, a été réalisée dans les années 1940. L’un de ses mérites, et non des moindres, est de nous rendre un peu plus visibles lesdétails de la peinture originale.

Les Sommets clairs-Zhang Daqian

Il y a, hormis l’ajout de la couleur, une énorme différence entre la peinture attribuée à Juran et celle de Zhang Daqian. Laquelle ? C’est la question à mille yuans qui ne résistera pas à une fine observation…

jeudi 19 juin 2025

Des cascades comme s’il en pleuvait

Les cascades se comptent par milliers dans la peinture chinoise. Le sous-thème des Lettrés contemplant une cascade est lui aussi un classique, qui s’est surtout développé au XXe siècle. Fu Baoshi et Zhang Daqian en ont peint à de très nombreuses reprises, de leur propre chef ou pour répondre à des commandes.

Admirer une peinture représentant des Lettrés contemplant une cascade permet de s’affranchir de la démarche qui consisterait idéalement à tout abandonner. Retrouver l’innocence, opérer un retour aux sources sans sortir de chez soi, quoi de mieux ?

Voici une poignée de variations sur ce sujet, toutes réalisées au XXe siècle.


Jiang Zhao-shen 江兆申 (1925-1996)

 


Huang Junbi 黄君壁 (1898-1991)

 


Fu Baoshi 傅抱石 (1904–1965)



Zhang Daqian 張大千 (1899-1983)

 


Guan Shanyue 關山月 (1912-2000)



He Huaishuo 何懷碩 (1941-)

 


Lin Guanping 林广平 (1962-)

- page 1 de 2