Peintures de paysage 山水画

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samedi 13 septembre 2025

Le scandale des copies chinoises


Les artistes chinois se copient abondamment entre eux, depuis des siècles. À cela, au moins cinq raisons dont toutes sont honorables, sauf une.


1. La copie d’apprentissage

En Chine, l’enseignement passe par la copie des maîtres anciens. C’est ainsi qu’on perpétue un art, des traditions, des gestes. Il passe aussi par la lecture des traités de peinture. Le tout premier traité de peinture jamais écrit est chinois, il s’intitule Introduction à la peinture de paysage, il a été rédigé au 5e siècle par le peintre et moine bouddhiste Zong Bing. On le lit encore de nos jours. D’autres traités, fort nombreux, viennent compléter l’apprentissage manuel. Certains sont théoriques, d’autres sont pratiques, d’autres encore sont philosophiques. Certains réussissent la prouesse d’être les trois à la fois, c’est le cas des Propos sur la peinture du moine Citrouille amère (surnom de Shitao 石涛, l’un des trois ou quatre plus célèbres peintre chinois, qui vécut entre 1641 et 1719 sous dynastie Qing). Donc, l’étudiant copie, encore et encore. 


Jusqu’à ce qu’il ait compris la composition générale, les gestes, l’épaisseur de l’encre, etc. Ensuite, il prend son envol. Sans oublier de se référer toujours aux indépassables anciens vénérés tels des dieux, ce qui nous mène à…


2. La copie de citation

Les artistes chinois adorent citer leurs glorieux ancêtres. Il n’est pas rare qu’on puisse lire sur une peinture une légende du genre « peinture du mont Trucmuche dans le style de Bidule, par Machin ». Et souvent l’on  reconnaît Bidule. Mais parfois c’est plus le sujet qui fait penser à Bidule que le style, la manière de faire. Rien n’est simple. Faisons pourtant dans l’évident, avec ce…

55.211.1

Paysage dans le style de Mi Fu 米芾 (1051-1107, dynastie Song du Nord),
attribué à Dong Qichang 董其昌 (1555-1636, dynastie Ming)

Et voici une œuvre attribuée à Mi Fu, qui inventa ce style consistant à tracer des traits horizontaux pour figurer les montagnes :

Les montagnes et les pins au printemps par Mi Fu
 

3. La copie d’hommage

Certaines artistes au faîte de leur gloire peuvent copier des maîtres anciens et c’est alors une forme de révérence. Ces copies, toutefois, sont rarement 100% fidèles. La plupart du temps elles se distinguent par des détails, plus ou moins appuyés, qui viennent signifier la différence. Voici, pour exemple, les célèbres Voyageurs au milieu des montagnes et des ruisseaux de Fan Kuan 范寬 (960-1030, dynastie Song du Nord). Cette œuvre mesure un mètre sur deux, elle est peinte sur soie :


Il en existe plusieurs copies qui, volontairement, ne sont pas des reproductions parfaites, en voici deux parmi d’autres :

copie attribuée à Dong Qíchang 
 

copie de Wang Hui 王翚 (1632-1717, dynasties Ming et Qing)

Voici maintenant la Neige sur les ruisseaux de montagne de Gao Keming 高克明 (1008-1053, dynastie Song du Nord) :


Et la copie exécutée par Xiagui 夏圭 (1180-1224, dynastie Song du Sud) qui lui donne un nouveau titre, Deux cavaliers à la recherche des fleurs de prunier. Xia Gui n’était pas un vulgaire tâcheron, il fait partie des dix ou vingt plus grands peintres chinois. On notera de très importantes différences avec l’œuvre de Gao Keming puisque seule la structure générale est copiée, au détriment des détails :

Deux cavaliers à la recherche des fleurs de prunier par Xiagui 

Les copies d’hommage sont légion, on pourrait en afficher ici des palanquées. Cette pratique n’est pas exclusivement chinoise, ni même asiatique. En Occident aussi les grands maîtres copient leurs illustres prédécesseurs. Rubens, parmi d’autres, copia à plusieurs reprises Titien et Caravage en instillant, lui aussi, de notables différences : 

Adam et Ève par Titien, vers 1550 - Copie de Rubens, 1628-1629
 

4. La copie de transmission

Dans les temps anciens, avant qu’il existe des moyens de reproduction mécaniques, il n’était pas rare de copier les peintures qui remportaient un certain succès. Ainsi on permettait une relative circulation des œuvres : une peinture possédée par un empereur ou un haut fonctionnaire se retrouvait, grâce à une copie, à l’autre bout de l’empire, pour la satisfaction de quelques privilégiés qui n’avaient aucune chance de voir l’original. 

Cette pratique avait un autre avantage, et non des moindres : souvent, à la faveur d’un renversement du pouvoir, d’un changement de dynastie, les œuvres possédées par les ci-devant empereur et fonctionnaires étaient détruites, perdues à jamais. Dans le même temps lesdits empereur et fonctionnaires égaraient leurs têtes ou avalaient un bol de soupe empoisonnée, par étourderie sans doute. Quant aux peintures, elles pouvaient également être détruites lors d’un incendie accidentel qui n’était pas rare dans des demeures et palais entièrement construits en bois. Les œuvres disparues ne l’étaient donc pas tout à fait, puisqu’il en existait, quelque part, une ou plusieurs copies. 

Mais attention : là encore, ces copies n’étaient pas toujours fidèles ! Il y avait même, parfois, de singulières distorsions. La peinture la plus copiée au monde après la Joconde est Le long de la rivière pendant la fête de Qingming. Ce rouleau, qui mesure 25 mètres de long, a été réalisé en 1127 par Zhang Zeduan 张择端 (1085-1145, dynasties Song du Nord et du Sud). Il décrit les festivités qui ont lieu le jour du nettoyage des tombes dans la capitale de l’époque, Bian Jing (aujourd’hui Kaifeng), dans les premiers jours d’avril.

Le long de la rivière pendant la fête de Qingming par Zhang Zeduan, 1127


On conserve aujourd’hui cinquante copies anciennes de ce rouleau. Nul ne sait combien il en exista par le passé. À cela il faut ajouter les copies contemporaines, innombrables. Examinons le plus marquant détail de cette peinture, le passage difficile d’un gros bateau sous un pont. La version originale d’abord, d’époque Song (960-1279), suivie par une version d’époque Ming (1368-1644) puis une autre d’époque Qing (1644-1912) : 




On s’aperçoit que chaque époque a redessiné le pont non pas tel qu’il figurait sur la peinture originale mais dans l’état où il était au moment de la copie : dénué de tout éventaire à l’origine, il s’est doté d’étals de plus en plus nombreux au fil des siècles. D’autres changements peuvent être constatés sur l’ensemble des rouleaux où l’on peut voir, par exemple, le nombre de femmes se multiplier. On voit par là qu’il ne faut pas prendre ces copies pour des témoignages absolument fidèles. Et c’est bien ce qui les rend intéressantes.

Là encore, cette idée de reprendre un sujet et de l’adapter à son époque n’est pas uniquement chinoise. Il suffit de penser aux milliers de peintures chrétiennes qui nous montrent des Vierges Marie dans les costumes et les décors du temps de l’artiste : Vierges primitives flamandes, Vierges de la Renaissance italienne, etc. 

Vierge de Lucques par Jan Van Eyck (15e s.) et Vierge à l’enfant de Sandro Botticelli (15e-16e s.)

Il existe aussi des copies contemporaines d’œuvres chinoises classiques réalisées par des peintres dont c’est la spécialité. C’est le cas, notamment, d’un certain Runqi 润畦 qui s’évertue à recopier les grands maîtres Song. Voici son interprétation des Voyageurs au milieu des montagnes et des ruisseaux  de Fan Kuan, dont il a été question plus haut. Réalisée sur papier et non sur soie, cette copie est assez fidèle dans l’ensemble, même si un regard prolongé permet de distinguer une multitude de différences :


Et voici sa copie du Vent dans les pins d’un millier de vallées par Li Tang (李唐, c.1066–1150, dynastie Song) avec l’original au-dessous :




 

5. La copie frauduleuse

On ne copie pas que les Иike et les Adibas, en Chine. Il exista par le passé moult vrais-faux, des copies qu’on fourgua en prétendant qu’il s’agissait d’œuvres originales. Cela dit, on réalise aussi, parfois, des peintures que l’on tente de faire passer pour des œuvres anciennes. Et ça, c’est beaucoup plus marrant. Le plus grand faussaire en la matière s’appelait Zhang Daqian 张大千 (1899-1983). Il fut également le plus grand peintre chinois du 20e siècle ; en 2011 il piqua à Picasso le titre de barbouilleur le plus cher au monde. Ce gars-là, véritable génie, était également un très grand collectionneur qui vendit à des musées du monde entier des peintures anciennes sauf que pas toujours, faut voir… Le Metropolitan Museum of Art de New York se demande actuellement si ce chef-d’œuvre absolu intitulé La Rive et soi-disant de la main de Dong Yuan 董源 (934-962, dynastie Tang), ne serait pas un faux, entièrement réalisé par Zhang Daqian. 

 La Rive par Dong Yuan
董源 (934-962, dynastie Tang)… ou Zhang Daqian !


Certaines analyses démontreraient en effet que le musée étazunien se serait possiblement fait arnaquer de quelques millions de dollars. D’autres institutions, qui par le passé ont également acheté des œuvres anciennes à Zhang Daqian, se posent la même question sans forcément se presser de trouver une réponse. Pendant ce temps, le plus grand peintre et plus grand arnaqueur chinois du 20e siècle rigole dans sa tombe. 

(Je détaillerai peut-être, un de ces jours, un ou deux coups dont Zhang Daqian fut l’auteur.)

jeudi 3 juillet 2025

Le paysage chinois abstrait 2. C.C. Wang

C.C. Wang


J’avais inauguré avec Liu Kuo-sung cette série sur le paysage chinois abstrait (voir par là). Passons maintenant à C.C. Wang (1907-2003), de son vrai nom Wang Chi-Chien 王己千, qui peut s’écrire aussi Wáng Jǐqiān en pinyin. Oui je sais, c’est compliqué. Mais comme le bonhomme prit aux États-Unis le surnom de C.C. Wang, on va s’en tenir à cette appellation.

Or donc, C.C. Wang naquit en 1907 à Suzhou, non loin de Shanghai. Jeune, il se consacre à la peinture de paysages et à l’étude des peintres classiques. Assez tôt, il est reconnu comme un expert dans ce domaine. En 1949, à l’arrivée de Mao Zedong et ses copains, il émigre à New York où il continue de mener de front une carrière de peintre, d’expert international et de collectionneur. Une biographie assez complète, en anglais, est lisible par là.

Sa peinture peut être classée en trois parties qui ne se succèdent pas vraiment, qui s’entremêlent :  la peinture de paysages concrets, la peinture de paysages abstraits, la calligraphie abstraite. Oublions la calligraphie, concentrons-nous sur la peinture de paysage, 山水画.

C.C. Wang commença par peindre dans le style des artistes classiques. Voici l’un de ses paysages, réalisé dans les années 40, qui s’inspire de Wang Meng 王蒙 (1308-1385, dynasties Yuan et Ming). À côté, l’œuvre de Wang Meng dont C.C. Wang a repris le premier plan, la forme des arbres :

C.C. Wang


Dans un style un peu plus personnel, voici maintenant l’évocation réalisée en 1985 d’un grand classique, les Voyageurs entre montagnes et cours d’eau de Fan Kuan 范寬 (990-1020, dynastie des Song du Nord). À côté, l’œuvre originale :

C.C. Wang


Voici maintenant des œuvres concrètes ou abstraites, qui sont toutes intitulées Paysages, Montagnes, etc. Les techniques utilisées ne sont plus seulement traditionnelles. S’inspirant de façons de faire occidentales, C.C. Wang a parfois utilisé des boules de papier fripées et trempées dans l’encre, des éponges, des projections, etc. On remarquera qu’il suffit parfois d’esquisser quelques maisons et quelques arbres dans le lointain, pour qu’une peinture abstraite devienne un paysage. 


Paysage n°389, 1980


Vue panoramique de montagnes


Sans titre, 1989


Montagnes vertes


Paysage, 1973

C.C. Wang
Paysage


Paysage


Paysage


Et pour finir, cette œuvre combinant deux rouleaux, une peinture concrète de 1964 et une peinture abstraite de 1970, toutes deux intitulées Paysage :

C.C. Wang


Si vous avez tenu jusque-là, allez donc admirer d’autres paysages de C.C. Wang par ici.

samedi 21 juin 2025

Des Sommets clairs

En Chine, la copie n’a pas le statut honteux dont on l’accable en Occident. Au contraire : l’enseignement d’un art passe inévitablement par la copie des grands maîtres ; la transmission, la circulation, voire la préservation des œuvres passe également par la copie (beaucoup de peintures détruites au cours des siècles nous sont parvenues grâce aux copies qui en ont été faites) ; la copie d’une peinture, enfin, est un moyen de perpétuer la tradition tout en la faisant évoluer. 

La première œuvre que voici est une peinture sur soie dénuée de titre et de signature, probablement exécutée par Juran 巨然, peintre actif au Xe siècle dont on ne sait pas grand-chose. Son ton brun sombre est l’œuvre du temps, à l’origine la soie était beige clair. La postérité lui attribué le titre de Sommets clairs.

Les Sommets clairs-Juran


Elle a été maintes fois copiée, affublée de différents titres, surtout aux XVIIe et XVIIIe siècles sous la dynastie Qing. Pour les curieux adeptes du Jeu des 7 Erreurs, l’une de ces copies est par là.

Cette autre copie ci-dessous est signée Zhang Daqian 張大千 (1899-1983). Intitulée Peinture en imitation de Juran - Les sommets clairs, cette interprétation en couleurs sur papier de l’œuvre précédente, qui mesure 168,5 x 85 cm, a été réalisée dans les années 1940. L’un de ses mérites, et non des moindres, est de nous rendre un peu plus visibles lesdétails de la peinture originale.

Les Sommets clairs-Zhang Daqian

Il y a, hormis l’ajout de la couleur, une énorme différence entre la peinture attribuée à Juran et celle de Zhang Daqian. Laquelle ? C’est la question à mille yuans qui ne résistera pas à une fine observation…

jeudi 19 juin 2025

Des cascades comme s’il en pleuvait

Les cascades se comptent par milliers dans la peinture chinoise. Le sous-thème des Lettrés contemplant une cascade est lui aussi un classique, qui s’est surtout développé au XXe siècle. Fu Baoshi et Zhang Daqian en ont peint à de très nombreuses reprises, de leur propre chef ou pour répondre à des commandes.

Admirer une peinture représentant des Lettrés contemplant une cascade permet de s’affranchir de la démarche qui consisterait idéalement à tout abandonner. Retrouver l’innocence, opérer un retour aux sources sans sortir de chez soi, quoi de mieux ?

Voici une poignée de variations sur ce sujet, toutes réalisées au XXe siècle.


Jiang Zhao-shen 江兆申 (1925-1996)

 


Huang Junbi 黄君壁 (1898-1991)

 


Fu Baoshi 傅抱石 (1904–1965)



Zhang Daqian 張大千 (1899-1983)

 


Guan Shanyue 關山月 (1912-2000)



He Huaishuo 何懷碩 (1941-)

 


Lin Guanping 林广平 (1962-)

lundi 9 juin 2025

Le paysage chinois abstrait 1. Liu Kuo-sung

 

La peinture de paysage chinois, shanshui 山水, est très codifiée. On y trouve, à peu près invariablement, de la montagne, de l’eau, de la brume ou des nuages, de la végétation — principalement des arbres — et une construction humaine dans un coin, voire un ou plusieurs personnages, minuscules. Avec ces quelques éléments, on a peint et on continue de peindre des millions d’œuvres. Le défi étant de faire, à chaque fois, quelque chose de différent. Ce n’est pas simple du tout, et c’est ça qui est intéressant. Mais, au XXe siècle, est apparue dans la sphère chinoise un truc tout nouveau venu d’Occident : l’art abstrait*, et plus particulièrement l’expressionnisme abstrait américain. Pouvait-on abandonner les traditions que d’aucuns jugeaient empoussiérées et faire du shanshui abstrait ? La tentation était grande. Certains artistes se lancèrent dans cette aventure, je vais en évoquer quelques-uns ici en plusieurs billets.
——
* On pourrait objecter que bien avant le XXe siècle, l’abstraction avait pointé le bout de son nez dans le shanshui. Certes. J’en parlerai peut-être un de ces jours.


LIU KUO-SUNG (Liu Guosong) 劉國松

En 2019, alors que je préparais un voyage à Taiwan, je me suis demandé s’il était intéressant de visiter la ville de Kaohsiung, où je n’avais encore jamais mis les pieds. L’endroit abrite un célèbre Lac du Lotus entouré de temples — certains classiques et d’autres très kitsch —, et aussi un musée des beaux-arts qui prévoyait d’exposer soixante-quatre œuvres du peintre Liu Kuo-sung, alors âgé de quatre-vingt-sept ans. Je connaissais (ou plutôt je croyais connaître) l’œuvre de cet artiste, qui ne m’intéressait pas vraiment : des polyptyques montrant de gigantesques lunes peintes dans des couleurs souvent criardes. J’y suis quand même allé et n’ai pas regretté, bien au contraire.

Au début des années 60, avant ses séries consacrées à la lune qui commencèrent en 1968, Liu Kuo-sung inventa une nouvelle technique de peinture à l’encre : il demanda à un fabricant de papier de coller, sur ses feuilles, une seconde couche faite de grossières fibres de coton. Après avoir peint dessus de manière abstraite en s’inspirant des gestes de la calligraphie, Liu Kuo-sung décollait lesdites fibres, qui avaient donc servi de masque. Sous elles, le papier était resté blanc. Ainsi apparaissait une peinture striée de lignes, de formes blanches.



Voici un tout petit échantillon des œuvres ainsi réalisées :








 

Plus tard, Liu Kuo-sung fera d’autres expérimentations. Dans les années 2000, il reviendra à cette technique des fibres de coton arrachées pour composer une série de peintures ayant pouer sujet les montagnes du Tibet. En voici une poignée :





Il faut, de manière impérative à tendance obligatoire, voir les œuvres de Liu Kuo-sung en vrai ; la plupart d’entre elles sont de très grande taille, et c’est très impressionnant. On en trouve dans de nombreux musées d’art contemporain de par le monde, dans des galeries, et dans des salles des ventes (c’est le moment de sacrifier votre livret A). Liu Kuo-sung est probablement mon peintre chinois vivant préféré,même si toute une partie de son œuvre me laisse indifférent.

lundi 26 mai 2025

Un pêcheur ermite sur le lac Dongting

Wu Zhen 吴镇 (1280-1354, dynastie Yuan) était un poète, peintre et calligraphe qui, rétif au pouvoir mongol — celui des Yuan —, vécut quasiment en reclus, gagna petitement sa vie en exerçant la profession de diseur de bonne aventure, d’astrologue. En peinture, son thème de prédilection était les pêcheurs. Sa peinture la plus célèbre est un rouleau mettant en scène une quinzaine de pêcheurs dans différentes attitudes. On peut voir l’objet par là. Je préfère, pour ma part, une autre œuvre moins démonstrative, plus intimiste, qui s’appelle Pêcheur ermite sur le lac Dongting. Il s’agit d’une peinture verticale mesurant 1,46 mètre de haut pour 58 centimètres de large.

Pêcheur ermite sur le lac Dongting


L’image est divisée en trois sections : un premier plan montre une bande de terre avec trois arbres ; le deuxième plan est occupé par l’eau du lac et un pêcheur sur sa barque ; le troisième nous montre les collines avoisinantes et le lac qui se poursuit derrière.

On pourrait parler du style de cette peinture, de ses influences diverses, la comparer avec celles de Ni Zan, contemporain de Wu Zhen. Mais l’histoire de l’art envisagée sous cet angle n’est pas forcément intéressante pour tout le monde. Alors regardons autrement. 

Ce qui me fascine dans cette image, ce sont les trois arbres. 


D’abord, deux pins droits comme des i. Leurs troncs écailleux sont peints avec une encre diluée, plus claire que les bouquets d’épines. Il s’agit là d’une convention, dans la nature les épines de pin ne sont pas plus visibles que les branches et les troncs. Ceux-là, aux deux tiers de leur hauteur, font un décrochement avant de continuer leur ascension et de développer des branches. D’ailleurs, à mieux y regarder, ces deux pins sont quasiment jumeaux. La première branche à gauche de l’arbre le plus proche de nous est plus sombre que son tronc, afin de se démarquer du second arbre qui est derrière. L’impression de profondeur est ainsi créée. La première branche à gauche du second arbre est elle aussi plus sombre. Ce n’était pas indispensable, à moins de vouloir vraiment faire de ces deux pins des frères très semblables.

Le troisième arbre, tortueux, est un cyprès reconnaissable à son tronc rainuré et tordu, à ses branches et à ses feuilles. Son inclinaison se retrouve chez les bouquets d’épines de pins, penchés selon le même angle. Quand le regard arrive au sommet de ces deux arbres, ces bouquets d’épines, nous dirigent tels une flèche vers le pêcheur, plus haut à droite, qui vient tout juste d’entrer dans l’image. 


C’est un petit bonhomme rapidement esquissé, ce pourrait être n’importe qui. Sauf qu’à la vérité, ce pêcheur n’en est pas tout à fait un. Dans les peintures de la Chine ancienne il y avait deux sortes de pêcheurs, les vrais pêcheurs et les faux pêcheurs. Les vrais travaillaient, lançaient leurs filets, posaient des casiers ; ce sont ceux décrits dans les Pêcheurs sur une rivière en automne, un rouleau peint par Dai Jin 戴进 (1388-1462, dynastie Ming), dont voici deux extraits (l’intégralité du rouleau est visible par là) :


Les faux pêcheurs, eux, symbolisaient la réclusion, la vie solitaire, le refus de la soumission à un pouvoir jugé illégitime. C’est la raison pour laquelle, sur ces peintures, les faux-pêcheurs-vrais-lettrés-rebelles ne portent pas des habits adaptés à l’activité mais sont vêtus comme s’ils vivaient dans le palais d’un chef-lieu de province ou encore à la cour, tels ces Pêcheurs ermites dans les ruisseaux et les montagnes peints par Zhao Yong 趙雍 (1289-1362, dynastie Yuan) :


Mais qu’est-ce qu’un lettré ? Il s’agit de quelqu’un qui passa les concours d’entrée dans l’administration impériale, lesquels reposaient énormément sur la culture. Quelques-uns de ces fonctionnaires décidèrent un jour de peindre des paysages en dehors de toute rétribution, pour le plaisir. Des peintres se précipitèrent sur le filon, passèrent les examens dans le but d’avoir un poste administratif quelconque afin de pratiquer librement leur art, sans avoir à se plier aux lois du commerce, aux modes passagères. Artistes, lettrés et fonctionnaires en même temps ! Les peintres qui travaillaient à la commande, souvent pour les temples, étaient considérés comme de vulgaires artisans, méprisés par ceux qui, au-dessus des contingences matérielles, pratiquaient l’art pour l’art…

La vie d’un lettré fonctionnaire n’était pas pour autant très facile. Il pouvait être muté n’importe où dans l’empire, parfois dans un trou perdu où il devait vivre seul pendant plusieurs années, éloigné des siens qui avaient refusé de le suivre dans ce bout du monde ; ou bien il devait composer, intriguer, lutter contre des adversaires qui lui adressaient force sourires dans les couloirs du palais et qui rêvaient de l’empaler ; ou bien il devait fuir quand, à un changement de dynastie, par exemple, il refusait de se soumettre au nouvel empereur. Dans ce cas-là il fallait courir vite et loin pour avoir une petite chance de garder sa tête posée sur ses deux épaules. C’est la raison pour laquelle on trouve, tout au long de l’histoire, nombre de lettrés ex-fonctionnaires qui ont choisi de vivre en ermite dans les forêts, les montagnes les plus reculées. Non par romantisme, mais parce que c’était une question de vie ou de mort.

Le poème, en haut à droite de la peinture, dit ceci :

                     La brise du soir souffle sur le lac Dongting, 
                     Le vent pousse ma barque d’est en ouest, 
                     Ma longue rame est stable, 
                     Vêtu d’un nouvel habit de paille
                    Je pêche la perche, pas la gloire.
 

Le quatrième vers, « Vêtu d’un nouvel habit de paille » ne doit pas être pris au pied de la lettre, il signifie « Lettré vivant depuis peu en  retrait ». Et l’on comprend mieux le vers suivant, « Je pêche la perche, pas la gloire ».

Pêcheur ermite sur le lac Dongting


Tranquille, à mille li de la capitale et de ses intrigues de couloir, le lettré ermite pêche la perche qu’il mangera à midi. Puis, pinceau à la main, il peindra un paysage, composera un poème, tracera une calligraphie. Loin du monde et de ses turpitudes. 

mercredi 21 mai 2025

Un atelier dans les montagnes verdoyantes

Dans ce blog je parlerai de peintures de paysages chinois, de sceaux, de calligraphie, de rochers de lettrés, de bandes dessinées chinoises des années 70, de peintures dans les séries télé chinoises contemporaines, de tigres et de dragons, de photographies, d’images parfois coréennes voire japonaises, et d’autres trucs visuels en provenance ou à propos de l’Empire du Milieu et de ses environs plus ou moins immédiats.

Mais d’abord, quelques mots de l’image servant de bannière ci-dessus. Il s’agit de la partie droite d’une peinture de Pu Ru 溥儒 (1896-1963), l’un des trois plus grands peintres chinois du XXe siècle. L’œuvre s’intitule Un atelier dans les montagnes verdoyantes, elle a été peinte en 1948. La voici dans son entier d’abord, puis en deux parties pour plus de lisibilité :


On pourrait croire qu’il s’agit d’un de ces rouleaux de plusieurs mètres de long, sauf qu’il n’en est rien : c’est une peinture sur soie qui mesure exactement 9 centimètres de haut pour 1,07 mètre de long. Une miniature, un trésor de précision millimétrée réalisé dans le style des paysages bleu-vert, né sous la dynastie Tang (618-907). On retrouvera, tout au long des siècles, des tas de peintures bleu-vert dont je parlerai dans un prochain billet.

Wu Li, "Montagnes vertes et nuages blancs"

Montagnes vertes et nuages blancs par Wu Li 吴历 (1632-1718, dynastie Qing) 

Revenons à Pu Ru. Son atelier est peut-être ici, au-dessus de la cascade, ou là dans ce hameau, ou encore là sous les pins :


Une chose est sûre, il est bien caché et c’est le but, puisque le thème de cette peinture est l’érémitisme, la réclusion, le repli sur soi. Dans la Chine ancienne, deux sortes de personnes allaient s’isoler dans ces montagnes réputées inaccessibles : les moines d’abord, et les lettrés ensuite, c’est-à-dire les fonctionnaires qui ne voulaient plus se plier aux ordres de leur hiérarchie souvent corrompue, qui fuyaient à tout jamais l’administration, la société. Ces lettrés étaient parfois également peintres, poètes. J’expliquerai plus tard, dans un autre billet, comment on pouvait à la fois être un collecteur d’impôts, un préfet, et un artiste.

C’est cette tradition d’isolement montagnard que Pu Ru peint ici. Un isolement dans lequel il va devoir bientôt entrer lui aussi, pour des raisons politiques, en cette année 1948 où il offre cette peinture à un ami. Pu Ru n’était pas qu’un artiste, il faisait partie de la famille régnante en Chine. Il fut un temps envisagé qu’il succéderait à l’empereur Guangxu, mais finalement ce fut son cousin Puyi (1906-1967) qui fut choisi en 1908. Celui-là sera donc le dernier empereur, il sera détrôné en 1911 avec l’instauration de la première République de Chine. Quelques années plus tard Pu Ru quitta le pays, voyagea en Europe avant de retourner en Chine, rejoignit un monastère où il se consacra à la peinture.

En 1948, donc, l’Armée populaire de Libération de Mao faisait le siège de la ville de Changchun où s’étaient retranchées les troupes du Kuomintang dirigées par Tchang Kaï-chek (au moins 160 000 civils auraient péri pendant ce siège). Sa victoire était certaine. La même année Pu Ru peignit cet Atelier dans les montagnes verdoyantes qu’il offrit à un ami, avec une dédicace calligraphiée en haut à droite de la peinture. L’année suivante vit l’avènement de Mao Zedong, la proclamation de la République populaire de Chine. 

Pu Ru, comme tant d’autres (et notamment le Kuomintang), quitta le pays et s’installa juste en face, dans la minuscule et très montagneuse île de Taïwan. Ce déplacement pouvait être considéré comme une retraite, telle celle pratiquée par les lettrés fuyant un système qu’ils réprouvaient. En 1953 il revit à Taïwan l’ami à qui il avait offert cette peinture, ajouta dans sa partie gauche une seconde dédicace, toute empreinte de nostalgie du temps passé.

On voit par là qu’Un atelier dans les montagnes verdoyantes de Pu Ru est, certes, un joli paysage, une peinture se référant à la tradition picturale chinoise ; mais il est aussi connecté à son temps présent puisqu’il fait référence à la situation politique de la Chine en 1948, à la lutte éperdue des nationalistes républicains proches de Tchang Kaï-chek, au destin futur de Pu Ru et de ses amis. Comme quoi il faut toujours faire attention : une image peut en cacher une autre.