Portraits chinois, 2


J’avais posté, dans le billet précédent, une photo de l’impératrice Cíxǐ 慈禧 [prononciation approximative : tseu-shii] qui régna sans partage sur la Chine pendant quarante-sept ans, de 1835 à 1908. Il en existe toute une série que je trouve extraordinaire, d’une force symbolique sans pareil.

Précisons le contexte : le 15 août 1900, l’impératrice Cixi quitte la Cité interdite de Pékin pour échapper aux troupes de l’Alliance des Huit Nations qui attaque la ville en réponse à la révolte des Boxers, lesquels assiègent les légations étrangères installées dans la capitale.

C’est l’épisode des “55 jours de Pékin”, dont Nicholas Ray fit un film. En septembre 1901 les Boxers (soutenus par l’impératrice) sont vaincus, Cixi quitte Xi’an le 3 janvier 1902, s’en retourne à Pékin. Elle entreprend alors une vaste opération de communication afin de redorer son image. Elle pose d’abord pour une femme peintre américaine, Katharine Carl, victime du peu de patience de la souveraine. Le portrait, grandeur nature, est toutefois achevé, le voici :


En 1906  elle posera de nouveau pour un peintre, le néerlandais Hubert Vos, dont le réalisme photographique sera plus convaincant :


Mais revenons en 1902. Cixi se tourne vers la photographie qui lui semble alors plus apte que la peinture à servir son projet. Les clichés, fort nombreux, ont été réalisés par le sino-américain John Yu Shuinling (Yù Xūnlíng 裕勋龄, 1874-1943). En voici trois, la montrant assise sur son trône ou debout près de celui-ci :



Outre le costume, nous avons là une débauche de strass et de dorures, de meubles sculptés en bois précieux, de riches tapis, le tout surmonté d’un cartouche qui dit, en gros : « C’est moi Cixi, impératrice du Grand Empire Qing ». Et à l’instar de peintures, ces photos sont encadrées dans de très riches cadre occidentaux, sculptés, dorés à l’or fin :

 

Cette débauche décorative a de quoi ravir un(e) étudiant(e) en première année de sémiologie à la fac Roland Barthes de la rue des Écoles, tant le message est transparent : «  Vous, Occidentaux, et vous, chiens de Japonais, vous pensez que l’empire chinois est en train de s’écrouler sous vos coups de boutoir. Que nenni ! Regardez le faste, la grandeur de l’empire des Qing ! Nous sommes zhong guo 中国, le Pays du Milieu, depuis les siècles des siècles. Et nous le resterons pour l’éternité ! » 

Mais alors, pourquoi étaler tant de luxe ? Pourquoi en remettre des couches, au mépris des traditions ? Pourquoi préciser sur un immense cartouche qui l’on est ? Cixi n’était-elle pas en train de tenter de se convaincre elle-même autant que de tenter de convaincre ses adversaires ?

La tradition du portrait impérial est bien éloignée de ce type de représentations surchargées. La tradition, c’est un empereur en habit de cérémonie, certes, assis dans un fauteuil d’abord posé sur rien ; puis, plus tard, posé sur un tapis luxueux ; mais toujours devant un fond uni :

Portrait de l’empereur Renzong (1022-1063, dynastie Song)

Portrait de l’empereur Hongwu (1328-1398, dynastie Ming)

Portrait de l’empereur Tongzhi (1856-1875, dynastie Qing)
 

Cixi elle-même se fit officiellement portraiturer de cette façon :


Mais il fallait convaincre les Occidentaux de l’immortelle majesté de l’empire avec des images qu’ils pouvaient comprendre, des photographies. Il fallait se montrer défilant en palanquin, se promenant dans un jardin sous la neige ou posant avec ses servantes richement vêtues :


Quitte à se montrer également entourée d’Occidentales :


Cette photo est peut-être la plus terrible de toutes. Elle affiche une modernité dénuée de toute pitié : regardez les visages de ces dames qui, à coups d’éventail, sont en train de réduire à néant un monde médiéval enfermé dans des valeurs obsolètes. L’impératrice n’est pas encore morte mais, mal en point, elle est soutenue par l’une des mégères au visage sévère qui charitablement (?) lui tient la main gauche. Autrement dit, c’est d’ores et déjà râpé-foutu, ma p’tite dame, remballez vos falbalas et vos affiquets, on passe à autre chose. Pour preuve, la gamine chinoise habillée à l’occidentale. Pas de doute, le monde de Cixi est définitivement révolu.

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