Mi Wanzhong, l’ami des rochers

Dans un billet précédent j’avais évoqué la folie des rochers extraordinaires, et notamment celle de l’empereur Huizong (1082-1135, dynastie des Song du Nord), qui avait peint l’un de ses cailloux fantastiques, le Rocher du dragon de bon augure :


Le poème écrit à gauche évoque ledit rocher en forme de dragon, dont la majesté dépasse celle de l’île des Immortels, sujet d’importance sur lequel je reviendrai un jour prochain. Il est rédigé dans un style inventé par l’empereur, qu’on appelle calligraphie à l’or fin. Ce style, toujours utilisé de nos jours, est l’un des plus difficiles à maîtriser.


Voici deux autres histoires de rochers qui mettent en scène le peintre, calligraphe et homme politique Mi Wanzhong 米萬鍾 (1570-1631, dynastie Ming). On le surnommait Youshi 友石, c’est-à-dire l’Ami des rochers. Voici l’une de ses peintures, un gros caillou, justement :


La première histoire le concernant met en scène une pierre de Lingbi*, un rocher de lettré d’une hauteur d’environ soixante centimètres dont Mi Wanzhong était amoureux. En 1610, il demanda au peintre Wu Bin 吳彬 (1550-1643) de le peindre sous toutes les coutures. Wu Bin observa, dit-on, le caillou pendant un mois avant de saisir son pinceau et de réaliser un rouleau horizontal sur papier d’une longueur de 11,50 m (13,87 m avec les colophons, c’est-à-dire les textes additionnels). On l’appelle traditionnellement Dix vues d’une pierre de Lingbi. Mais il possède deux autres titres éminemment poétiques : La beauté étrange des rochers et des ravins, et Fragments de nuages des cinq montagnes :
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*Les pierres de Lingbi sont des roches noires qui proviennent de grottes de la région Lingbi, proche de Suzhou, à l’ouest de Shanghai.

Dix vues d'une pierre de Lingbi



Ce fameux caillou a malheureusement disparu, il ne nous reste que ces dix vues peintes. On possède toujours en revanche, quelques autres rochers collectionnés par Mi Wanzhong. En voici deux, un imposant qui trônait dans son Jardin de la Cuillerée d’eau à Pékin, et un autre plus petit, un rocher d’intérieur :



La deuxième histoire concernant Mi Wanzhong l’Ami des rochers raconte les déboires d’un passionné… un peu trop passionné. Or donc, l’Ami des rochers avait pour habitude de parcourir les monts environnant Pékin pour dénicher des cailloux fabuleux qu’il installait ensuite dans son Jardin de la Cuillerée d’eau. Un jour, à Fangshan (à une quarantaine de kilomètres de Pékin), il découvrit une pierre énorme, lourde de plusieurs tonnes, d’une longueur de huit mètres et d’une largeur de deux, fichée au sommet d’une colline. Il paya des ouvriers pour l’extraire puis pour ouvrir une route, parce qu’il fallait bien acheminer l’objet. Quand l’hiver arriva, Mi Wanzhong demanda aux ouvriers de creuser des puits et d’arroser la route afin de faire glisser la pierre sur cette voie gelée, espèce de curling avant l’heure. Tout ça lui coûta un pognon de dingue, à la moitié du chemin il abandonna, ruiné.

Quelques années plus tard, l’empereur Qianlong (dynastie Qing) découvrit à Liangxiang le rocher abandonné, le fit transporter jusqu’au palais d’été de Pékin aux frais du contribuable. Le voici posé sur un socle orné de vagues afin, probablement, de rappeler le mot “paysage”, shanshui 山水, composé du caractère “montagne” 山 et du caractère “eau” 水 :

Pierre de l’iris bleu


L’empereur Qianlong donna à l’objet le nom de Pierre de l’iris bleu 青芝岫. Mais en souvenir des déboires de Mi Wanzhong l’Ami des rochers, on l’appelle aussi Baijia shi 败家石, la Pierre de celui qui ruine sa famille en faisant des dépenses extravagantes. Dans son traité intitulé À propos des rochers du lac Tai, Bai Juyi avait pourtant prévenu que certains rochers pouvaient créer une addiction, et que les vrais sages ne devraient pas leur consacrer plus que quelques heures par jour. Mi Wanzhong n’avait pas lu Bai Juyi. Ou bien il l’avait oublié. Tant pis pour lui, et c’est ainsi que Lao Tseu est grand.

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