lundi 30 juin 2025

Le monde dans un pouce carré 1

“Le monde dans un pouce carré” est une expression désignant les sceaux chinois. Je vais republier ici, en plusieurs épisodes, une histoire des sceaux à partir de celle que j’avais concoctée sur Mastodon.

Or donc, les plus anciens sceaux dénichés à ce jour sont :
• une marque de potier sur une jarre de la dynastie Shang (17e-11e s. avant notre ère), dont l’image est malheureusement introuvable ;
• des sceaux en bronze, de la même époque, qui sont probablement des signatures.

Cette pratique devint commune sous les périodes des Printemps et des Automnes et des Royaumes combattants (722-221 av. notre ère), de nombreux sceaux figurent sur les poteries ou récipients en bronze de cette époque :

Sceau sur poterie datant de l’époque
des Royaumes combattants (722-221 av. notre ère)

Durant cette même période on créait également des sceaux personnels gravés dans le jade, ou bien coulés en bronze grâce à la technique de la fonte à cire perdue. L’anneau au sommet du sceau permettait d’accrocher l’objet au vêtement. Ainsi, on pouvait l’utiliser à tout moment.

Ces sceaux servaient à sceller des boîtes contenant des courriers, mais aussi les courriers eux-mêmes, ou encore des contrats, écrits sur des languettes de bambou assemblées (le papier n’avait pas encore été inventé), grâce à une empreinte dans de l’argile traversée par une ficelle qui liait le tout.

À cette époque, ils pouvaient être officiels ou privés. Ci-dessous, celui d’un général, un sceau privé assorti de poissons qui dit « Bonne chance au quotidien », et un autre en forme de cœur avec le caractère 保 au milieu, abrégé pour obtenir une symétrie parfaite.

Sous les Qin (221-206 av. notre ère) l’empereur unifie le pays, standardise les poids, les mesures et l’écriture. Le style “petit sigillaire” est imposé. Plus question d’écrire ou de graver selon des modes, des pratiques régionales, il faut être compréhensible d’un bout à l’autre du pays.

Sous les Han (206 av. notre ère-23) on serre encore un peu plus la vis, un ministère des sceaux supervise tout : le jade et l’or avec sculpture de tigre au sommet pour l’empereur, l’or ou l’argent avec tortue au sommet pour les hauts fonctionnaires, le bronze avec un simple anneau pour les petits. Nature et couleur des rubans sont aussi réglementées. Dura lex sed lex !

Sous les Qin et les Han, on trace souvent un cadre autour des sceaux officiels, gravés en négatif (caractères blancs sur fond rouge). Mais on invente en les divisant de manière inégale selon l’encombrement des caractères, qui commencent à abandonner les courbes du style “petit sigillaire” au profit des lignes droites.

Les sceaux privés, souvent gravés dans le jade, sont moins contraints, ile permettent d’inventer de nouveaux styles tel celui appelé “oiseaux et insectes” parce qu’on peut y voir, avec un peu d’effort, des caractères en forme d’oiseaux, d’insectes, de vers de terre…

À suivre !

lundi 16 juin 2025

Tous ces sceaux-ci sont-ils si nécessaires ?


Blanc, traversant la nuit
par Han Gan, vers 750 (dynastie Tang)


Les sceaux chinois ont rempli plusieurs fonctions à travers les âges. L’une d’elles était — est toujours — de servir de signature sur une peinture. Mais pas seulement. Car un peintre peut apposer son sceau-signature, mais aussi, parfois, un sceau transmettant son état d’esprit (ce sera alors une pensée, un vers issu d’un poème célèbre…), et enfin, éventuellement, le sceau de son atelier car il est d’usage de donner un nom à l’endroit où l’on travaille. Cela dit, rien n’est obligatoire. Si la coutume de signer les œuvres est apparue sous les Song du Sud, il est des artistes qui s’en abstiendront parfois.

Ah ! S’ils étaient les seuls à apposer leurs sceaux sur des œuvres !, se disent certains dont on va reparler un peu plus bas. Il n’en est rien, loin de là et bien au contraire. Imaginez : un artiste fait une peinture ; il y appose un, deux ou trois sceaux. Il vend ensuite cette peinture à un heureux collectionneur qui aussitôt va apposer son propre sceau sur l’œuvre pour dire « elle est à moi », et peut-être même y calligraphier un poème. Quand elle parviendra à un autre propriétaire suite à une vente, un héritage, un vol, etc., le nouveau apposera à son tour son sceau et calligraphiera peut-être aussi un texte. Et ainsi de suite. C’est de cette manière qu’on peut tracer le parcours d’une œuvre à travers les siècles. 

Hélas, hélas, tout n’est pas si simple. Imaginons que le premier, le deuxième, le dixième propriétaire de l’œuvre décide de faire une petite fête chez lui, et de montrer l’œuvre à ses copains. Il va la dérouler, et tous de s’extasier, et d’apposer, après le propriétaire, leurs sceaux respectifs ; voire de composer un poème, un commentaire qu’ils calligraphieront sur l’œuvre. 

Les Dix-huit lettrés, peinture anonyme d’une série de quatre, probablement Ming
Les Dix-huit lettrés
, peinture anonyme d’une série de quatre, probablement Ming


Si le propriétaire et ses copains sont des personnages connus, dont on a des traces par ailleurs, il n’y a pas de problème. Mais si les copains en question sont d’illustres inconnus, si aucune date n’est mentionnée, il pourra être difficile de dire si un ou plusieurs d’entre eux sont de simples spectateurs de l’œuvre à un moment donné, ou des propriétaires successifs au cours des ans. Tracer le parcours de l’œuvre deviendra un jeu de piste, une enquête holmesienne.

Cette pratique de poser sa marque sur les œuvres n’est pas étonnante, c’est même devenu, au cours des siècles, l’une des caractéristiques de la peinture chinoise : les propriétaires successifs d’une œuvre apposent systématiquement leur sceau, parfois ils écrivent sur la peinture un poème, une dédicace, etc.,et leurs copains en font parfois autant. Résultat : certaines peintures, qui contiennent déjà un texte de l’artiste et un ou plusieurs de ses sceaux, se retrouvent saturées de textes et de sceaux apposés par une multitude de propriétaires, de spectateurs d’un jour, sans compter ceux de l’empereur qui, traditionnellement, en appose six d’un coup ! 

Pour nos yeux d’Occidentaux, ça peut paraître absurde, voire stupide. C’est la raison pour laquelle, lors d’une exposition à Londres, le Victoria & Albert Museum, qui présentait notamment une célèbre peinture de Ni Zan 倪瓚 (1301-1374, dynastie Yuan) intitulée Bois et vallées près du mont Yu, a jugé bon de montrer, à côté, une reproduction de cette peinture numériquement débarrassée de ses sceaux et de son texte additionnel, ne conservant que le texte calligraphié par l’artiste. 


Bois et vallées près du mont Yu par Ni Zan, 1372


Ça partait d’un bon sentiment, mais c’est complètement idiot parce que tous ces sceaux et ce texte supplémentaire (un poème écrit par l’empereur Qianlong au 18e) attestent de la vie de l’œuvre passant de main en main à travers les siècles. 

La débarrasser de ces marques, c’est la figer dans le temps, celui où le peintre a fini de peindre, a posé son pinceau. C’est la tuer, en quelque sorte, parce que dans la philosophie taoïste, ce qui est en mouvement est vivant et ce qui est fixe est mort. D’où l’on peut en déduire qu’une peinture chinoise accrochée “pour toujours” aux cimaises d’un musée est une œuvre morte.

Revenons au Victoria & Albert Museum. Peut-être le musée avait-il une seconde raison – qui n’a jamais été exprimée – d’opérer ce « nettoyage par le vide » : si Ni Zan a toujours inscrit un poème sur ses peintures, il a, vers ses quarante ans, décidé de ne plus les signer avec son sceau afin de leur conférer un caractère d’incomplétude, d’impermanence. Cela dit, il savait bien que son style était unique, reconnaissable entre mille, et que ses œuvres allaient immanquablement être recouvertes de sceaux, de textes. Alors un de plus, un de moins… 

Cette peinture de Ni Zan compte 27 sceaux et deux textes, dont un de l’artiste. Ce n’est rien ! 

Considérons cette célébrissime peinture de cheval réalisée par Han Gan 韓幹 (706-783, dynastie Tang), et intitulée Blanc, traversant la nuit  ou encore Clarté, traversant la nuit 照夜白圖. Ce canasson était, dit-on, le destrier favori de l’empereur du moment, Xuanzong.


Chacun a voulu y apposer son sceau, y mettre son grain de sel. À un moment, l’espace autour de l’animal est devenu saturé. Aussi a-t-on ajouté un rectangle de papier pour que d’aucuns puissent s’exprimer ; puis un autre rectangle de papier, et un autre encore, et un autre encore… Au total, cette peinture et ses ajouts totalisent une vingtaine de textes et environ 170 sceaux, certains étant apposés à plusieurs reprises. Mais j’en ai peut-être oublié, vous pouvez tenter de les recompter si par hasard, insomniaques, vous croisez ce cheval blanc traversant la nuit.

Blanc, traversant la nuit par Han Gan, vers 750 (dynastie Tang)