Rochers de lettrés 供石

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dimanche 1 juin 2025

Racines de nuages


Rocher dans le temple de Confucius à Shanghai

Les rochers de lettrés (gongshi 供石), que j’ai évoqués dans le billet précédent, remontent à la plus haute Antiquité et plus loin encore, puisqu’on en découvrit dans des tombes vieilles de 7 000 ans. Au VIe siècle, sous la dynastie Liang, l’empereur Xiao Wudi les surnomma “racines de nuages” dans un poème rapportant son ascension du mont Luo :

    « Les brumes rassemblées s’enroulent autour des cavernes où naissent les vents
    Les eaux accumulées submergent les racines des nuages »


Rocher grotesque au Metropolitan Museum de New York

Mais c’est sous la dynastie Tang (618-907) que l’idée de collectionner des rochers fantastiques vit le jour. On raconte qu’en 826, Bai Juyi, poète de son état, se promenait sur les rives du lac Tai près de Suzhou (non loin de l’actuelle Shanghai) lorsqu’il aperçut deux rochers aux formes étranges, criblés de perforations. Il les ramena chez lui, écrivit un poème à leur propos intitulé Deux rochers, lança ainsi l’engouement pour les cailloux grotesques. Dès lors, les lettrés et plus tard des empereurs partirent à la chasse au rocher au fond des lacs et des grottes, afin de les disposer ensuite dans leurs jardins.


Rocher à Shanghai

On raconte, à Suzhou, qu’un rocher était tellement haut que le jardin fut construit autour du gigantesque caillou ! On raconte également que de hauts rochers, transportés sur des embarcations pour l’empereur et peintre Huizong (960-1279, dynastie des Song du Nord), nécessitèrent qu’on détruisît des ponts afin que les bateaux pussent passer. Cette passion pour les rochers fabuleux était sans limites, Huizong allait jusqu’à graver en lettres d’or sur certains de ses rochers les noms qu’il leur donnait : Rocher de la transmission divine, Rocher du dragon de bon augure, etc.


Rocher du dragon de bon augure
par l’empereur Huizong (960-1279, dynastie des Song du Nord)

Dans son traité intitulé À propos des rochers du lac Tai, Bai Juyi avait pourtant prévenu que certains rochers pouvaient créer une addiction, et que les vrais sages ne devraient pas leur consacrer plus que quelques heures par jour ! Mais l’empereur Huizong était vraiment accro ; ses fonctionnaires chargés de dénicher des rochers le savaient pertinemment, ils usèrent et abusèrent de leurs pouvoirs, créèrent le mécontentement. Huizong était un grand artiste, un protecteur des arts (j’en reparlerai), mais un piètre politique qui, par son incompétence, livra l’empire aux Jürchens, ancêtres des Mandchous.

Quand Kaifeng, capitale des Song, fut assiégée en 1127 par les Jürchens, le jardin de l’empereur fut envahi par les habitants de la ville qui détruisirent les rochers et catapultèrent les débris sur leurs assaillants. 


Rochers à Suzhou

J’avais évoqué Mi Fu dans le billet précédent, celui-là qui salua un rocher et l’appela « grand frère ». Plus tard, il rédigea un traité sur les rochers dans lequel il détermina les quatre qualités inhérentes à tout rocher fantastique qui rêve de trôner dans un jardin ou une pièce donnant sur icelui. À savoir : shou, une taille haute et élégante ; zhou, une texture ridée parcourue de sillons ; lou, des chemins et des canaux ; et enfin tou, des trous pour faire passer l’air et la lumière.


Mi Fu se prosternant devant le rocher
par Guo Xu 郭诩 (1456-1532, dyn. Ming) j 

En vérité, toutes ces caractéristiques ne se retrouvent pas forcément dans les rochers de lettrés. Ceux qui proviennent des grottes, et notamment de Lingbi, sont lisses, souvent noirs, parfois globuleux, et sont rarement dotés de trous. Mais ils possèdent d’autres qualités : ils résonnent, peuvent servir de cloche :


Rocher de Lingbi à Suzhou

Pourquoi les Chinois sont-ils aussi fous des rochers grotesques ? Pour un paquet de raisons que je détaillerai plus tard. Mais en gros, parce qu’ils représentent à la fois le macrocosme et le microcosme. Avec leurs creux, leurs rainures, leurs cavités et leur méandres, leur aspect lisse ou granuleux, ils forment un monde de montagnes et de vallées, imitent les nuages ou les flots, ils sont le monde. Et contrairement à ce que déclarait Mi Fu, ils n’ont pas forcément besoin d’avoir « une taille haute et élégante » ; qu’ils mesurent trois mètres de haut ou dix centimètres de large n’a pas vraiment d’importance, la forme prime sur la taille.

Ils sont un pont entre la Terre et le Ciel, sont chargés d’une inépuisable énergie vitale, le qi 气. C’est la raison pour laquelle on encourage les enfants à les toucher, les caresser, comme il est également recommandé de se frotter aux arbres dans les parcs et jardins. Parce qu’un peu d’énergie en sus ne peut faire de mal à personne. 

À Suzhou, toujours

(On n’est pas obligé de croire que les pierres sont chargés d’énergie, hein. Un caillou ne sera jamais une pile électrique, la lithothérapie n’existe pas, les CRS de 1968 l’avaient bien compris. Mais l’important est que les Chinois y croient, et que toute une manière de penser le monde soit rattachée à cette croyance.)

Les rochers grotesques inspirèrent les peintres qui les peignirent, ou inventèrent des paysages en les contemplant. Ce sera l’objet d’un prochain billet.

Pour ma part, je suis fana de ces cailloux, petits ou gros. Je les regarde, les photographie, les collectionne, les dessine, j’en crée même parfois de toutes pièces que je plante dans des petits pots tels des bonsai (pensai 盆栽 , en chinois), ou dans mon jardin. 


Et je les contemple, dans la position dite du Concombre masqué. 


Le Concombre masqué, Histoire sans titre, par Nikita Mandryka, 1972


Le rocher enseigne la patience. Le poète Bai Juyi, lui, y trouvait la consolation de ses vieux jours :

    Deux rochers

    « Je commence à penser que le monde des jeunes gens
    N’a rien à faire d’un homme aux longs cheveux blancs.
    Tournant la tête, je demande aux deux rochers :
    “Pouvez-vous tenir compagnie à un vieil homme comme moi ?”
    Bien que les rochers ne puissent parler,
    Ils me font la promesse que nous serons trois amis. »

Les racines de nuages ont des vertus infinies, et c’est ainsi que Lao Tseu est grand.