Le scandale des copies chinoises


Les artistes chinois se copient abondamment entre eux, depuis des siècles. À cela, au moins cinq raisons dont toutes sont honorables, sauf une.


1. La copie d’apprentissage

En Chine, l’enseignement passe par la copie des maîtres anciens. C’est ainsi qu’on perpétue un art, des traditions, des gestes. Il passe aussi par la lecture des traités de peinture. Le tout premier traité de peinture jamais écrit est chinois, il s’intitule Introduction à la peinture de paysage, il a été rédigé au 5e siècle par le peintre et moine bouddhiste Zong Bing. On le lit encore de nos jours. D’autres traités, fort nombreux, viennent compléter l’apprentissage manuel. Certains sont théoriques, d’autres sont pratiques, d’autres encore sont philosophiques. Certains réussissent la prouesse d’être les trois à la fois, c’est le cas des Propos sur la peinture du moine Citrouille amère (surnom de Shitao 石涛, l’un des trois ou quatre plus célèbres peintre chinois, qui vécut entre 1641 et 1719 sous dynastie Qing). Donc, l’étudiant copie, encore et encore. 


Jusqu’à ce qu’il ait compris la composition générale, les gestes, l’épaisseur de l’encre, etc. Ensuite, il prend son envol. Sans oublier de se référer toujours aux indépassables anciens vénérés tels des dieux, ce qui nous mène à…


2. La copie de citation

Les artistes chinois adorent citer leurs glorieux ancêtres. Il n’est pas rare qu’on puisse lire sur une peinture une légende du genre « peinture du mont Trucmuche dans le style de Bidule, par Machin ». Et souvent l’on  reconnaît Bidule. Mais parfois c’est plus le sujet qui fait penser à Bidule que le style, la manière de faire. Rien n’est simple. Faisons pourtant dans l’évident, avec ce…

55.211.1

Paysage dans le style de Mi Fu 米芾 (1051-1107, dynastie Song du Nord),
attribué à Dong Qichang 董其昌 (1555-1636, dynastie Ming)

Et voici une œuvre attribuée à Mi Fu, qui inventa ce style consistant à tracer des traits horizontaux pour figurer les montagnes :

Les montagnes et les pins au printemps par Mi Fu
 

3. La copie d’hommage

Certaines artistes au faîte de leur gloire peuvent copier des maîtres anciens et c’est alors une forme de révérence. Ces copies, toutefois, sont rarement 100% fidèles. La plupart du temps elles se distinguent par des détails, plus ou moins appuyés, qui viennent signifier la différence. Voici, pour exemple, les célèbres Voyageurs au milieu des montagnes et des ruisseaux de Fan Kuan 范寬 (960-1030, dynastie Song du Nord). Cette œuvre mesure un mètre sur deux, elle est peinte sur soie :


Il en existe plusieurs copies qui, volontairement, ne sont pas des reproductions parfaites, en voici deux parmi d’autres :

copie attribuée à Dong Qíchang 
 

copie de Wang Hui 王翚 (1632-1717, dynasties Ming et Qing)

Voici maintenant la Neige sur les ruisseaux de montagne de Gao Keming 高克明 (1008-1053, dynastie Song du Nord) :


Et la copie exécutée par Xiagui 夏圭 (1180-1224, dynastie Song du Sud) qui lui donne un nouveau titre, Deux cavaliers à la recherche des fleurs de prunier. Xia Gui n’était pas un vulgaire tâcheron, il fait partie des dix ou vingt plus grands peintres chinois. On notera de très importantes différences avec l’œuvre de Gao Keming puisque seule la structure générale est copiée, au détriment des détails :

Deux cavaliers à la recherche des fleurs de prunier par Xiagui 

Les copies d’hommage sont légion, on pourrait en afficher ici des palanquées. Cette pratique n’est pas exclusivement chinoise, ni même asiatique. En Occident aussi les grands maîtres copient leurs illustres prédécesseurs. Rubens, parmi d’autres, copia à plusieurs reprises Titien et Caravage en instillant, lui aussi, de notables différences : 

Adam et Ève par Titien, vers 1550 - Copie de Rubens, 1628-1629
 

4. La copie de transmission

Dans les temps anciens, avant qu’il existe des moyens de reproduction mécaniques, il n’était pas rare de copier les peintures qui remportaient un certain succès. Ainsi on permettait une relative circulation des œuvres : une peinture possédée par un empereur ou un haut fonctionnaire se retrouvait, grâce à une copie, à l’autre bout de l’empire, pour la satisfaction de quelques privilégiés qui n’avaient aucune chance de voir l’original. 

Cette pratique avait un autre avantage, et non des moindres : souvent, à la faveur d’un renversement du pouvoir, d’un changement de dynastie, les œuvres possédées par les ci-devant empereur et fonctionnaires étaient détruites, perdues à jamais. Dans le même temps lesdits empereur et fonctionnaires égaraient leurs têtes ou avalaient un bol de soupe empoisonnée, par étourderie sans doute. Quant aux peintures, elles pouvaient également être détruites lors d’un incendie accidentel qui n’était pas rare dans des demeures et palais entièrement construits en bois. Les œuvres disparues ne l’étaient donc pas tout à fait, puisqu’il en existait, quelque part, une ou plusieurs copies. 

Mais attention : là encore, ces copies n’étaient pas toujours fidèles ! Il y avait même, parfois, de singulières distorsions. La peinture la plus copiée au monde après la Joconde est Le long de la rivière pendant la fête de Qingming. Ce rouleau, qui mesure 25 mètres de long, a été réalisé en 1127 par Zhang Zeduan 张择端 (1085-1145, dynasties Song du Nord et du Sud). Il décrit les festivités qui ont lieu le jour du nettoyage des tombes dans la capitale de l’époque, Bian Jing (aujourd’hui Kaifeng), dans les premiers jours d’avril.

Le long de la rivière pendant la fête de Qingming par Zhang Zeduan, 1127


On conserve aujourd’hui cinquante copies anciennes de ce rouleau. Nul ne sait combien il en exista par le passé. À cela il faut ajouter les copies contemporaines, innombrables. Examinons le plus marquant détail de cette peinture, le passage difficile d’un gros bateau sous un pont. La version originale d’abord, d’époque Song (960-1279), suivie par une version d’époque Ming (1368-1644) puis une autre d’époque Qing (1644-1912) : 




On s’aperçoit que chaque époque a redessiné le pont non pas tel qu’il figurait sur la peinture originale mais dans l’état où il était au moment de la copie : dénué de tout éventaire à l’origine, il s’est doté d’étals de plus en plus nombreux au fil des siècles. D’autres changements peuvent être constatés sur l’ensemble des rouleaux où l’on peut voir, par exemple, le nombre de femmes se multiplier. On voit par là qu’il ne faut pas prendre ces copies pour des témoignages absolument fidèles. Et c’est bien ce qui les rend intéressantes.

Là encore, cette idée de reprendre un sujet et de l’adapter à son époque n’est pas uniquement chinoise. Il suffit de penser aux milliers de peintures chrétiennes qui nous montrent des Vierges Marie dans les costumes et les décors du temps de l’artiste : Vierges primitives flamandes, Vierges de la Renaissance italienne, etc. 

Vierge de Lucques par Jan Van Eyck (15e s.) et Vierge à l’enfant de Sandro Botticelli (15e-16e s.)

Il existe aussi des copies contemporaines d’œuvres chinoises classiques réalisées par des peintres dont c’est la spécialité. C’est le cas, notamment, d’un certain Runqi 润畦 qui s’évertue à recopier les grands maîtres Song. Voici son interprétation des Voyageurs au milieu des montagnes et des ruisseaux  de Fan Kuan, dont il a été question plus haut. Réalisée sur papier et non sur soie, cette copie est assez fidèle dans l’ensemble, même si un regard prolongé permet de distinguer une multitude de différences :


Et voici sa copie du Vent dans les pins d’un millier de vallées par Li Tang (李唐, c.1066–1150, dynastie Song) avec l’original au-dessous :




 

5. La copie frauduleuse

On ne copie pas que les Иike et les Adibas, en Chine. Il exista par le passé moult vrais-faux, des copies qu’on fourgua en prétendant qu’il s’agissait d’œuvres originales. Cela dit, on réalise aussi, parfois, des peintures que l’on tente de faire passer pour des œuvres anciennes. Et ça, c’est beaucoup plus marrant. Le plus grand faussaire en la matière s’appelait Zhang Daqian 张大千 (1899-1983). Il fut également le plus grand peintre chinois du 20e siècle ; en 2011 il piqua à Picasso le titre de barbouilleur le plus cher au monde. Ce gars-là, véritable génie, était également un très grand collectionneur qui vendit à des musées du monde entier des peintures anciennes sauf que pas toujours, faut voir… Le Metropolitan Museum of Art de New York se demande actuellement si ce chef-d’œuvre absolu intitulé La Rive et soi-disant de la main de Dong Yuan 董源 (934-962, dynastie Tang), ne serait pas un faux, entièrement réalisé par Zhang Daqian. 

 La Rive par Dong Yuan
董源 (934-962, dynastie Tang)… ou Zhang Daqian !


Certaines analyses démontreraient en effet que le musée étazunien se serait possiblement fait arnaquer de quelques millions de dollars. D’autres institutions, qui par le passé ont également acheté des œuvres anciennes à Zhang Daqian, se posent la même question sans forcément se presser de trouver une réponse. Pendant ce temps, le plus grand peintre et plus grand arnaqueur chinois du 20e siècle rigole dans sa tombe. 

(Je détaillerai peut-être, un de ces jours, un ou deux coups dont Zhang Daqian fut l’auteur.)

La discussion continue ailleurs

URL de rétrolien : https://alain-korkos.fr/trackback/26

Fil des commentaires de ce billet