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jeudi 14 août 2025

L’humour à la chinoise


L’humour à la chinoise est une chose trop riche et trop complexe pour être décortiqué ici. Disons brièvement que c’est d’abord un humour du verbe parlé ou écrit, un humour acerbe, vachard, qui s’abreuve de jeux de mots. 

Anecdote : mon surnom chinois de peintre est Lǎo Shí 老石, Vieux rocher. Avec le deuxième ton, montant,  sur le « í ». Un jour, un marchand de papier pour peintres et calligraphes m’a dit que prononcé lǎo shi 老 实, avec un « i » sans ton qu’on prononce à peine, mon nom signifiait Honnête, mais aussi Naïf, Benêt, Crétin. Il aurait pu évoquer, comme on le fait souvent, lǎo shī 老师, avec le premier ton plat sur le « ī », qui signifie Professeur. Mais non, il a préféré se moquer de moi avec lǎo shi, Honnête mais Crétin. Qu’un renard à neuf queues le dévore pour l’éternité plus un jour !


L’humour chinois peut aussi être dessiné. C’est alors un humour plus doux (pour ce que j’en sais), un humour à la Sempé, à la Tati parfois, qui jette sur les gens un regard gentiment amusé, absent d’ironie. C’est cet humour-là qui m’intéresse ici, celui de He Youzhi 賀友直, de Xie Yousu 谢友苏 et de Ye Xiong 叶雄. Tous les trois sont nés à Shanghai ou dans les environs, ont profité de l’énorme creuset culturel que fut la ville pendant des dizaines d’années avec ses musées, ses académies de peinture et de bandes dessinées, etc. Aujourd’hui, le moteur de Shanghai est l’argent. Autres temps, autres moeurs.

He Youzhi 賀友直 (1922-2016) est né à Zhenhai, près de Shanghai. Conformément à  la politique des années 50-60, cet artiste a produit des tonnes de BD narrant des histoires traditionnelles, mais aussi une foule de récits à haute teneur politique.

Extrait de Grands changements dans un village de montagne,
une BD qui expose les bienfaits de la collectivisation

Bande dessinée et affiche étaient alors, avec le cinéma et l’opéra, les média privilégiés pour « éduquer les masses populaires ». Les petits recueils de bandes dessinées se louaient au coin des rues pour quelques centimes, on les lisait sur le trottoir, puis on les rendait.


Le fascicule en haut à gauche est une adaptation de Roméo et Juliette (罗密欧与朱丽叶 Luomiou Yu Zhuliye).
Celui en bas à droite s’intitule Dévoiler la vraie nature de Confucius 剥开 孔圣人的画皮

Les BD de He Youzhi se sont vendues, en Chine, à des millions d’exemplaires. Deux de ses ouvrages, tardifs, ont été traduits en France. Un recueil autobiographique illustré intitulé Mes années de jeunesse paru aux éditions de l’An 2 en 2005, et Cent métiers du vieux Shanghaï paru chez le même éditeur l’année suivante (mais He Youzhi l’avait dessiné en 1987-1988). Voici quelques extraits de ces deux ouvrages magnifiques :










Xie Yousu 谢友苏 est né 1948 à Suzhou, non loin de Shanghai. On n’en sait pas beaucoup plus sur ce bonhomme, très discret. Ses peintures décrivent la vie quotidienne dans la vieille ville de Suzhou, celle des canaux et des ponts. Son humour jamais méchant et empreint de poésie le rattache dans l’esprit, à Sempé. Et à Norman Rockwell, qu’il cite parfois. Xie Yousu possède une galerie à Suzhou, où il vend des reproductions de ses œuvres. J’en ai une dans l’entrée de ma maison, elle représente des vieux messieurs en admiration devant un petit rocher de lettrés…





 

Ye Xiong 叶雄 est né en 1950 sur l’île de Chongming, à Shanghai. Comme tous les peintres, illustrateurs ou bédéistes nés à partir des années 40, il a réalisé des oeuvres à la gloire du maoïsme : plusieurs illustrations et BD sur ce sujet dont un portrait de Deng Xiaoping, une série intitulée Lieu sacré de la révolution, patrie des grands hommes, sans oublier une autre série sur le thème du centenaire de la fondation du Parti communiste chinois. L’homme n’est pas avare en ce domaine…

Ode au fleuve Huangpu

Ye Xiong a commencé à dessiner professionnellement dans les années 60. Voici une page, issue d’un récit intitulé Zi Ye 子夜 Minuit, adaptation d’un célèbre roman de Mao Dun qui parut en 1982 dans La Revue de bande dessinée (Lianhuanhua bao 连环画报). L’action se passe à Shanghai pendant les années 30, la première case montre la célèbre Nanjinglu, alias Nanjing Road, vaste avenue commerçante qui est aujourd’hui piétonne.


À part ça, Ye Xiong a réalisé nombre de peintures très rigolotes telles celles ci-dessous, qui montrent des foules et qu’il faut examiner patiemment, à la loupe, presque.

Il y a vingt-trois ans de cela j’ai presque failli en acheter une, dans une galerie de Shanghai. Ça ne se voit pas à l’écran, mais elles peuvent être très grandes. C’était un peu cher pour moi, je n’avais pas le sou (j’étais en Chine pour le boulot, voyage et hébergement étaient payés). Et donc, je n’ai pas acheté la peinture qui me plaisait tant. Hélas, mille fois hélas.



Extraits de peintures du même style dont je n’ai pas retrouvé l’intégralité :





Je parlerai un de ces jours de deux revues consacrées à la bande dessinée et au dessin de presse chinois. 等等…

vendredi 23 mai 2025

Sun Wu-kong et les Quatre-vingt-sept Immortels

En Chine paraît à la fin du XVIe siècle Le Pèlerinage vers l’Ouest 西游记 de Wu Cheng’en 吴承恩 (1500-1582, dynastie Ming). Ce roman épique, fantastique, qu’on traduit aussi parfois par La Pérégrination vers l’Ouest ou encore Le Voyage vers l’Occident, narre les aventures de Sun Wou Kong, le turbulent Roi des Singes.


L’histoire s’inspire de la vie du moine Hiun Tsang (ou Tripitaka), qui vécut au VIIe siècle, sous la dynastie Tang. Ce moine entreprit en 629 un périlleux voyage vers l’Inde, y arriva en 633. Il y étudia le bouddhisme, revint en Chine douze ans plus tard, écrivit le récit fortement enjolivé de ses aventures : Le Pèlerinage vers l’Ouest. Neuf siècles plus tard, Wu Cheng’en reprendra le titre et la base de cette autobiographie romancée pour écrire son célèbre roman.

L’ouvrage connaîtra aussitôt un immense succès, jamais démenti depuis. Car sous les apparences d’un roman fantastique, l’auteur y dénonçait les exactions du pouvoir Ming combattu par un héros justicier, Sun Wou Kong. Le Pèlerinage vers l’Ouest a été maintes fois adapté : pièces de théâtre, opéras, théâtre d’ombres, feuilletons radiophoniques, bandes dessinées, films, dessins animés, que ce soit en Chine, au Japon, en Corée, au Viêt Nam et sans doute ailleurs encore. 

Au début des années 60, Zhao Hongben 赵宏本 et Qian Xiaodai 钱笑呆 réalisent des illustrations pour l’un des épisodes de cette histoire. L’ouvrage paraîtra en 1962 sous le titre Le Singe corrige trois fois le démon aux os blancs.

La version française

Suivi par Zhu Bajie le cochon et Sha Seng le lion, Sun Wou Kong doit accompagner le moine Xuan Zang dans son pèlerinage vers l’Ouest — c’est-à-dire l’Inde — à la recherche de livres sacrés. En chemin, ils devront combattre le démon aux os blancs. Cette adaptation, très éloignée du texte original de Wu Cheng’en, s’inspire en fait de l’opéra du même nom, sorti un an avant la parution du livre. Mao l’avait vu et l’avait apprécié parce qu’il correspondait, selon lui, à la situation politique des années 1960 : dans l’opéra, le singe intelligent et loyal fut perçu comme une figure de Mao et du peuple ; le démon squelette représentait le révisionnisme marxiste moderne et le moine, enfin, incapable de distinguer le démon de l’humain, symbolisait les hommes ignorants trompés par la voie du révisionnisme. Mais oui. En Chine, derrière les images se cache souvent la politique (voir mon billet précédent). Une analyse politique détaillée de l’opéra — et donc de la version illustrée par Zhao Hongben et Qian Xiaodai — est lisible, en chinois et en anglais, par ici.

Les deux illustrateurs ont exécuté cent douze dessins qui deviendront tout de suite très populaires. Images verticales en noir et blanc, au trait et sans ombre, en plongée ou contre-plongée, d’une beauté, d’une élégance incomparables. L’album sera traduit en français par les Éditions en langue étrangère de Pékin, il paraîtra en 1964 sous le titre Le Roi des Singes et la Sorcière au Squelette. Ci-dessous, quelques images de ce superbe livre introuvable en librairie.


Ce style de dessin au pinceau, fait de traits réguliers sans adjonction de couleurs, se retrouve dans tout l’Orient, du Japon à l’Iran en passant par la Corée, le Cambodge, etc. Aujourd’hui encore très prisé dans l’illustration et la BD chinoises, il remonte à une bonne poignée de siècles. On l’appelle baimiao 白描, dessin au trait. Wu Daozi 吴道子 (680-740, dynastie Tang) serait l’inventeur de cette technique. Wu Daozi est célèbre pour avoir peint trois cents fresques religieuses et une centaine de rouleaux dont un seul subsiste, un rouleau de soie long de 2,92 mètres représentant une procession de quatre-vingt-sept divinités — des Immortels — descendant des cieux. Cette œuvre avait été commandée par un général qui voulait rendre ainsi hommage à sa mère récemment décédée. On inventa pour l’occasion l’expression « Brise de Wu », parce que les spectateurs contemplant cette peinture ont souvent l’impression qu’une brise légère agite les vêtements, les rubans et les bannières des personnages. 

Wu Daozi, "Les 87 Immortels"Le rouleau des Quatre-vingt-sept Immortels de Wu Daozi dans son intégralité
 

Quelques gros plans :


Alors certes, cette procession d’Immortels est aussi statique que les images de Sun Wu-kong sont dynamiques. Oublions la mise en scène et considérons seulement le trait, ce style graphique qui influence aujourd’hui encore des centaines de dessinateurs chinois, japonais, coréens, etc. Ce trait de Wu Daozi, perpétué à travers les siècles, est — étonnamment — l’une des origines de la fameuse “Ligne claire” belge. Sapristi !