En Chine paraît à la fin du XVIe siècle Le Pèlerinage vers l’Ouest 西游记 de Wu Cheng’en 吴承恩 (1500-1582, dynastie Ming). Ce roman épique, fantastique, qu’on traduit aussi parfois par La Pérégrination vers l’Ouest ou encore Le Voyage vers l’Occident, narre les aventures de Sun Wou Kong, le turbulent Roi des Singes.
L’histoire s’inspire de la vie du moine Hiun Tsang (ou Tripitaka), qui vécut au VIIe siècle, sous la dynastie Tang. Ce moine entreprit en 629 un périlleux voyage vers l’Inde, y arriva en 633. Il y étudia le bouddhisme, revint en Chine douze ans plus tard, écrivit le récit fortement enjolivé de ses aventures : Le Pèlerinage vers l’Ouest. Neuf siècles plus tard, Wu Cheng’en reprendra le titre et la base de cette autobiographie romancée pour écrire son célèbre roman.
L’ouvrage connaîtra aussitôt un immense succès, jamais démenti depuis. Car sous les apparences d’un roman fantastique, l’auteur y dénonçait les exactions du pouvoir Ming combattu par un héros justicier, Sun Wou Kong. Le Pèlerinage vers l’Ouest a été maintes fois adapté : pièces de théâtre, opéras, théâtre d’ombres, feuilletons radiophoniques, bandes dessinées, films, dessins animés, que ce soit en Chine, au Japon, en Corée, au Viêt Nam et sans doute ailleurs encore.
Au début des années 60, Zhao Hongben 赵宏本 et Qian Xiaodai 钱笑呆 réalisent des illustrations pour l’un des épisodes de cette histoire. L’ouvrage paraîtra en 1962 sous le titre Le Singe corrige trois fois le démon aux os blancs.
La version française
Suivi par Zhu Bajie le cochon et Sha Seng le lion, Sun Wou Kong doit accompagner le moine Xuan Zang dans son pèlerinage vers l’Ouest — c’est-à-dire l’Inde — à la recherche de livres sacrés. En chemin, ils devront combattre le démon aux os blancs. Cette adaptation, très éloignée du texte original de Wu Cheng’en, s’inspire en fait de l’opéra du même nom, sorti un an avant la parution du livre. Mao l’avait vu et l’avait apprécié parce qu’il correspondait, selon lui, à la situation politique des années 1960 : dans l’opéra, le singe intelligent et loyal fut perçu comme une figure de Mao et du peuple ; le démon squelette représentait le révisionnisme marxiste moderne et le moine, enfin, incapable de distinguer le démon de l’humain, symbolisait les hommes ignorants trompés par la voie du révisionnisme. Mais oui. En Chine, derrière les images se cache souvent la politique (voir mon billet précédent). Une analyse politique détaillée de l’opéra — et donc de la version illustrée par Zhao Hongben et Qian Xiaodai — est lisible, en chinois et en anglais, par ici.
Les deux illustrateurs ont exécuté cent douze dessins qui deviendront tout de suite très populaires. Images verticales en noir et blanc, au trait et sans ombre, en plongée ou contre-plongée, d’une beauté, d’une élégance incomparables. L’album sera traduit en français par les Éditions en langue étrangère de Pékin, il paraîtra en 1964 sous le titre Le Roi des Singes et la Sorcière au Squelette. Ci-dessous, quelques images de ce superbe livre introuvable en librairie.
Ce style de dessin au pinceau, fait de traits réguliers sans adjonction de couleurs, se retrouve dans tout l’Orient, du Japon à l’Iran en passant par la Corée, le Cambodge, etc. Aujourd’hui encore très prisé dans l’illustration et la BD chinoises, il remonte à une bonne poignée de siècles. On l’appelle baimiao 白描, dessin au trait. Wu Daozi 吴道子 (680-740, dynastie Tang) serait l’inventeur de cette technique. Wu Daozi est célèbre pour avoir peint trois cents fresques religieuses et une centaine de rouleaux dont un seul subsiste, un rouleau de soie long de 2,92 mètres représentant une procession de quatre-vingt-sept divinités — des Immortels — descendant des cieux. Cette œuvre avait été commandée par un général qui voulait rendre ainsi hommage à sa mère récemment décédée. On inventa pour l’occasion l’expression « Brise de Wu », parce que les spectateurs contemplant cette peinture ont souvent l’impression qu’une brise légère agite les vêtements, les rubans et les bannières des personnages.
Le rouleau des Quatre-vingt-sept Immortels de Wu Daozi dans son intégralité
Quelques gros plans :
Alors certes, cette procession d’Immortels est aussi statique que les images de Sun Wu-kong sont dynamiques. Oublions la mise en scène et considérons seulement le trait, ce style graphique qui influence aujourd’hui encore des centaines de dessinateurs chinois, japonais, coréens, etc. Ce trait de Wu Daozi, perpétué à travers les siècles, est — étonnamment — l’une des origines de la fameuse “Ligne claire” belge. Sapristi !