Un atelier dans les montagnes verdoyantes
mercredi 21 mai 2025, 13:19 Peintures de paysage 山水画 Lien permanent
Dans ce blog je parlerai de peintures de paysages chinois, de sceaux, de calligraphie, de rochers de lettrés, de bandes dessinées chinoises des années 70, de peintures dans les séries télé chinoises contemporaines, de tigres et de dragons, de photographies, d’images parfois coréennes voire japonaises, et d’autres trucs visuels en provenance ou à propos de l’Empire du Milieu et de ses environs plus ou moins immédiats.
Mais d’abord, quelques mots de l’image servant de bannière ci-dessus. Il s’agit de la partie droite d’une peinture de Pu Ru 溥儒 (1896-1963), l’un des trois plus grands peintres chinois du XXe siècle. L’œuvre s’intitule Un atelier dans les montagnes verdoyantes, elle a été peinte en 1948. La voici dans son entier d’abord, puis en deux parties pour plus de lisibilité :
On pourrait croire qu’il s’agit d’un de ces rouleaux de plusieurs mètres de long, sauf qu’il n’en est rien : c’est une peinture sur soie qui mesure exactement 9 centimètres de haut pour 1,07 mètre de long. Une miniature, un trésor de précision millimétrée réalisé dans le style des paysages bleu-vert, né sous la dynastie Tang (618-907). On retrouvera, tout au long des siècles, des tas de peintures bleu-vert dont je parlerai dans un prochain billet.
Montagnes vertes et nuages blancs par Wu Li 吴历 (1632-1718, dynastie Qing)
Revenons à Pu Ru. Son atelier est peut-être ici, au-dessus de la cascade, ou là dans ce hameau, ou encore là sous les pins :
Une chose est sûre, il est bien caché et c’est le but, puisque le thème de cette peinture est l’érémitisme, la réclusion, le repli sur soi. Dans la Chine ancienne, deux sortes de personnes allaient s’isoler dans ces montagnes réputées inaccessibles : les moines d’abord, et les lettrés ensuite, c’est-à-dire les fonctionnaires qui ne voulaient plus se plier aux ordres de leur hiérarchie souvent corrompue, qui fuyaient à tout jamais l’administration, la société. Ces lettrés étaient parfois également peintres, poètes. J’expliquerai plus tard, dans un autre billet, comment on pouvait à la fois être un collecteur d’impôts, un préfet, et un artiste.
C’est cette tradition d’isolement montagnard que Pu Ru peint ici. Un isolement dans lequel il va devoir bientôt entrer lui aussi, pour des raisons politiques, en cette année 1948 où il offre cette peinture à un ami. Pu Ru n’était pas qu’un artiste, il faisait partie de la famille régnante en Chine. Il fut un temps envisagé qu’il succéderait à l’empereur Guangxu, mais finalement ce fut son cousin Puyi (1906-1967) qui fut choisi en 1908. Celui-là sera donc le dernier empereur, il sera détrôné en 1911 avec l’instauration de la première République de Chine. Quelques années plus tard Pu Ru quitta le pays, voyagea en Europe avant de retourner en Chine, rejoignit un monastère où il se consacra à la peinture.
En 1948, donc, l’Armée populaire de Libération de Mao faisait le siège de la ville de Changchun où s’étaient retranchées les troupes du Kuomintang dirigées par Tchang Kaï-chek (au moins 160 000 civils auraient péri pendant ce siège). Sa victoire était certaine. La même année Pu Ru peignit cet Atelier dans les montagnes verdoyantes qu’il offrit à un ami, avec une dédicace calligraphiée en haut à droite de la peinture. L’année suivante vit l’avènement de Mao Zedong, la proclamation de la République populaire de Chine.
Pu Ru, comme tant d’autres (et notamment le Kuomintang), quitta le pays et s’installa juste en face, dans la minuscule et très montagneuse île de Taïwan. Ce déplacement pouvait être considéré comme une retraite, telle celle pratiquée par les lettrés fuyant un système qu’ils réprouvaient. En 1953 il revit à Taïwan l’ami à qui il avait offert cette peinture, ajouta dans sa partie gauche une seconde dédicace, toute empreinte de nostalgie du temps passé.
On voit par là qu’Un atelier dans les montagnes verdoyantes de Pu Ru est, certes, un joli paysage, une peinture se référant à la tradition picturale chinoise ; mais il est aussi connecté à son temps présent puisqu’il fait référence à la situation politique de la Chine en 1948, à la lutte éperdue des nationalistes républicains proches de Tchang Kaï-chek, au destin futur de Pu Ru et de ses amis. Comme quoi il faut toujours faire attention : une image peut en cacher une autre.
Commentaires
Si j’osais: tradition et modernité.
Et hop, un blog de plus dans mon lecteur rss ! 🥳
Merci de me faire voyager.
C’est bien beau tout ça, mais je vois pas la trace d’un seul goéland au dessus des jonques !
C’est un scandale, remboursez !
Bonjour,
Quelle bonne surprise de recevoir un mail annonçant ce blog. J’étais un fan absolu il y a 15 (?) 20 (?) ans (déjà ? Mysaire !) du blog précédent qui avait été relayé par la suite par “Arrêt sur Images”. J’étais souvent coi devant la culture visuelle (je me souviens d’un décryptage d’une affiche publicitaire de bière en référence à un tableau flamand, ce genre, mais tout était magistral). Cela relevait pour moi, et je pèse mes mots, d’un don, d’un talent, d’une culture ou d’un génie exceptionnels (NB : je suis en train de faire un compliment sincère). Que sont devenus tous ces textes remarquables ? Aurons-nous la chance précieuse d’en relire de nouveaux ici ? (sans flagornerie, je n’accorde que très rarement mon admiration). Cordialement. FM
Francis Mizio : Merci pour ce tombereau de compliments, oulalah ! J’avais ouvert la Boîte à Images en 2004. Et j’ai arrêté chez Arrêt sur images en 2017. Tout ça commence à dater furieusement…
Sur ce blog il ne sera question que de choses chinoises. Mais comme j’ai à peu près tout conservé de mes gribouillages depuis vingt ans, je doit pouvoir retrouver ce billet sur cette bière flamande (dont bizarrement je me souviens) et vous l’envoyer par mail. Dans cette publicité peinte on retrouvait des citations de Jan van Eyck, si mes souvenirs sont bons.
Je vous envoie ça sous peu.
Passionnant! Et où se trouve-t-il maintenant ? Musée National du palais à Taibei ? En tout cas bravo pour le cri du goéland le soir au-dessus des jonques! Je vais suivre ce blog de très près !
PAPADEUS : Cette peinture n’est pas au Musée national de Taipei, mais dans les mains d’un inconnu de mes services qui l’acquit en 2018 lors d’une vente chez Sotheby’s à Hong Kong.
J’aurais bien enchéri mais je n’avais pas les moyens.
Oh quelle joie ! Bienvenue chez toi !
Quelle bonne idée. Je suis ravie de retrouver le plaisir de te lire.
Joie et sérénité de te retrouver sur les routes du net. Passionnant, comme toujours ! Allez hop, dans mes RSS !