Avec pour oreiller les nuages

Il y a un peu plus de deux ans et demi j’entrepris de traduire vingt poèmes de Han Shan, poète qui vécut aux alentours du VIIe siècle. Je réalisai ensuite vingt peintures et vingt-cinq sceaux pour les accompagner, partis à la recherche d’un éditeur, finis par en trouver un (les éditions Bruno Doucey) qui me proposa la mirifique somme de …1 000 € d’avance sur droits. J’acceptai cette aumône, et attendis la suite. Rien ne vint. Pas de contrat, par d’argent, pas même un mail ou un appel téléphonique. Calme plat. Je le recontactai un an et demi plus tard. L’homme me dit alors que vingt textes, peintures et sceaux n’était pas suffisant, qu’il fallait doubler la dose. J’avais déjà, dans mes cartons, vingt autres poèmes et peintures que je lui soumis immédiatement, il restait à graver vingt sceaux. L’éditeur était heureux, le livre allait se faire, on parlait mise en page, épaisseur du papier, etc. Je lui fis alors remarquer que l’avance sur droits de 1 000 € concernait vingt poèmes, peintures et sceaux et qu’il fallait donc, pour le double de travail, doubler le montant de cette avance afin d’atteindre des sommets financiers s’élevant vertigineusement à 2 000 €. Le gougnafier me répondit qu’il n’en était pas question, m’envoya paître très vertement, fin de l’histoire. 

J’ai envisagé un instant de publier moi-même ce recueil. Hélas, l’impression d’un tel ouvrage en auto-édition reviendrait trop cher. Qui accepterait de payer au moins 30 € pour un tel bouquin ? Personne. Et même si une dizaine de personnes l’achetaient, cela ne suffirait pas à compenser la somme de travail que cela exigerait. Je m’en vais donc publier ici quelques extraits de ce travail qui m’occupa pendant de longs mois, histoire de calmer un tantinet mon amertume.

Et si par hasard un éditeur intéressé, honnête et poli passe par là (mais cet énergumène existe-t-il ?), il peut me contacter
 


PRÉFACE

Rejoindre la falaise et m’asseoir sur un rocher

Je peins des paysages à la manière chinoise, tous les jours et en tous lieux. Le plus souvent dans mon atelier avec des pinceaux, de l’encre de Chine, trois couleurs et du papier ; mais aussi dans les transports en commun, les salles d’attente de médecins, les halls de gare et autres endroits inconfortables, avec un simple carnet et un stylo. Je trace des monts abrupts sur lesquels s’accrochent des pins audacieux, des escarpement géants que rayent parfois d’imposantes cascades, des nappes de brouillard et des nuages cotonneux, des bouquets de bambous agités par le vent, des ponts de bois traversant des torrents, des huttes chétives aux toits de palme, des bords de mer déchiquetés, du caillou, de la roche.

Le paysage chinois est avant tout montagnard et embrumé. De cette brume qui noie tout dans l’infini des possibles, celui où la montagne peut se transformer en eau et l’eau en montagne. Le paysage chinois est une montagne de rêve. Aussi serait-il vain de rechercher les lieux représentés par les peintres, ils sont le plus souvent inventés. Même quand leurs œuvres portent un nom de lieu réel, ces dernières n’offrent qu’une lointaine ressemblance avec leur source d’inspiration. « Le paysage, tout en ayant substance, tend vers l’esprit », affirmait un peintre et moine bouddhiste du Ve siècle. Il s’agit donc d’une peinture des tréfonds de l’âme qui s’exprime à travers la roche, la mousse, la lune ronde et les chutes d’eau vertigineuses. Une peinture-poésie. Le moine et peintre Su Dongpo disait, à propos du peintre et poète Wang Wei : « Il y a de la poésie dans sa peinture et de la peinture dans sa poésie. »

Parfois, dans ces peintures de lieux immenses apparaît la minuscule silhouette d’un humain, un ermite. Il est assis tout là-haut sur un rocher, il contemple ce monde flottant avant de s’endormir avec pour oreiller les nuages. Et son petit paradis restera à jamais inaccessible au commun des mortels découragé par ces sentiers tortueux noyés dans la brume ; par ces ravins profonds avaleurs de randonneurs ; par ces orages d’été, par la neige et par l’ombre du tigre, affamé en toutes saisons.

Ainsi en est-il de Han Shan, poète chinois qui vécut sous la dynastie Tang (618-907). On ne sait pas grand-chose de cet homme-là, sinon qu’il inscrivit environ six cents poèmes sur des parois rocheuses. Trois cent vingt d’entre eux ont pu être recopiés, sauvegardés. De ce poète souvent inspiré par la solitude, la pensée taoïste et le bouddhisme chan (qui deviendra le bouddhisme zen au Japon) on ne connaît que le pseudonyme, Han Shan, c’est-à-dire Montagne froide. Lequel est emprunté au lieu où il établit son ermitage, au sein des monts Tiantai, sur la côte Est de la Chine. Mais cet endroit a-t-il seulement existé ? Dans l’un de ses poèmes, Han Shan dit :

Comment ai-je pu y parvenir
Mon esprit est différent
Si vous aviez le même
Vous y seriez aussi

La Montagne froide est un état d’esprit. Un lieu qui résiste aux arpenteurs assermentés, aux courbes de niveau, à la cartographie géologique. Ainsi, chacun de nous peut avoir son lieu, unique et inaliénable. Le mien est en Bretagne. À l’altitude zéro. Il est fait de falaises abruptes, de rochers en forme d’animaux fantomatiques, d’anses caillouteuses aux eaux bleu-vert, de rafales de vent dispersant des paquets d’écume. Les vagues se fracassent à marée montante sur la Pointe de la Torche, l’immense plage de Pors Carn s’allonge à marée basse sous un ciel gris ardoise, la pluie balaie la jetée de Kerity…

Plus tard, dans mon atelier, je peins des bords de mer ou des montagnes idéales en pensant quelquefois à Han Shan :

Descendre jusqu’au ruisseau pour regarder couler le jade
Ou rejoindre la falaise et m’asseoir sur un rocher
Mon esprit tel un nuage détaché
Indifférent au affaires de ce monde de quoi aurais-je besoin.

Alain Korkos.

***

可笑寒山道
而無車馬蹤
聯谿難記曲
疊嶂不知重

泣露千般草
吟風一樣松
此時迷徑處
形問影何從

Le chemin de la Montagne froide est étrange
Nulle trace de charrette, de sabots de cheval
Comment se souvenir des courbes des ruisseaux
Du nombre de pics qui tour à tour se dressent 

Il pleure de la rosée sur les plantes par milliers
Le vent gémit dans un bouquet de pins
Voilà que le sentier disparaît
Mon corps demande à l’ombre où aller

 

人問寒山道
寒山路不通
夏天冰未釋
日出霧朦朧

似我何由屆
與君心不同
君心若似我
還得到其中

On me demande quel est le chemin de la Montagne froide
Aucune route n’y mène 
En été la glace ne fond pas
Le soleil et la lune disparaissent dans le brouillard

Comment ai-je pu y parvenir
Mon esprit est différent
Si vous aviez le même
Vous y seriez aussi

 

欲得安身處
寒山可長保
微風吹幽松
近聽聲愈好

下有斑白人
喃喃讀黃老
十年歸不得
忘卻來時道

Si l’on cherche un refuge
On peut s’abriter au sein de la Montagne froide
Un vent léger souffle sur les pins tranquilles
De près on l’entend mieux

Sous l’un d’eux un homme aux cheveux gris
Murmure des textes taoïstes
Dix ans sans pouvoir repartir
Il a oublié comment il est arrivé ici

 

杳杳寒山道
落落冷澗濱
啾啾常有鳥
寂寂更無人

磧磧風吹面
紛紛雪積身 
朝朝不見日
歲歲不知春

Profond et perdu le chemin vers la Montagne froide
Pentues et pétrifiées les rives du torrent
Perçants et incessants le chant des oiseaux 
Serein et solitaire sans personne

Rafale après rafale le vent sur mon visage 
Bourrasque après bourrasque la neige qui m’ensevelit
Jour après jour sans soleil
Année après année sans printemps

 

欲向東巖去
于今無量年
昨來攀葛上
半路困風煙

徑窄衣難進
苔粘履不前
住兹丹桂下
且枕白雲眠

Je voulais rejoindre le pic de l’Est
Depuis tant d’années
Hier j’ai commencé à grimper en m’accrochant aux lianes 
Mais à mi-chemin cerné par le brouillard et le vent

Dans un étroit passage mes habits m’encombrent
De la mousse se colle à mes chaussures et m’empêche d’avancer 
Réfugié momentanément sous un osmanthe rouge
Je m’endors avec pour oreiller les nuages

 

獨臥重巖下
蒸雲晝不消
室中雖暡靉
心裏絕喧囂

夢去遊金闕
魂歸度石橋
拋除鬧我者
歷歷樹間瓢

Je vis seul sous les hautes falaises
Les nuages tourbillonnent sans cesse toute la journée
Bien qu’on ne voie pas grand-chose dans ma hutte  
Il n’y a aucun bruit dans mon cœur

Dans un rêve je passe sous une porte d’or
En esprit je me retourne et franchis un pont de pierre
Abandonne ce qui m’est douloureux
Le bruit de ma gourde accrochée à une branche

 

家住綠巖下
庭蕪更不芟
新藤垂繚繞
古石豎巉嵓

山果獼猴摘
池魚白鷺㘅
仙書一兩卷
樹下讀喃喃

J’habite une maison sous les parois vertes
Les mauvaises herbes envahissent le jardin
Les lianes s’écroulent en spirales
Les vieilles pierres se dressent tranchantes

Des singes cueillent les fruits de la montagne
Des aigrettes pêchent dans l’étang
Un ou deux rouleaux d’un livre écrit par un Immortel 
Que je lis sous un arbre en murmurant

 

一向寒山坐
淹留三十年
昨來訪親友
太半入黃泉

漸減如殘燭
長流似逝川
今朝對孤影
不覺淚雙懸

Reclus dans la Montagne froide
Depuis trente ans
Je suis allé visiter mes amis
Plus de la moitié sont décédés

Les autres s’éteignent lentement telle une bougie mourante
S’écoulent comme le courant d’une rivière
Aujourd’hui face à mon ombre esseulée
Mes yeux s’emplissent de larmes sans que je m’en rende compte

***

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