mercredi 30 juillet 2025

Portraits chinois, 3


Il y a quelques années de cela, on m’a offert cette peinture d’une jeune fille portant un brassard de Garde rouge, hóng wèi bīng 紅衛兵. Il s’agit du portrait supposé de Song Binbin 宋彬彬, qui naquit en 1947 à Pékin. Elle était la fille de Song Renqiong, l’un des fondateurs de l’Armée rouge en 1927. En 1966, Song Binbin est élève dans un lycée de jeunes filles réservé aux enfants de cadres du PC. Elle va, brusquement, passer de l’anonymat à la célébrité en prenant exemple sur une enseignante de l’université Tsinghua de Pékin.

Le 25 mai de cette année-là, donc, une enseignante de cette université pékinoise, qui est également membre du PC, rédige avec quelques collègues du Parti le premier dazibao moderne 大字报, autrement dit un texte écrit à la main et collé sur un mur. Cette affiche appelle les étudiants à se rebeller contre la présidence de l’université, qualifiée de bourgeoise anti-révolutionnaire. C’est ainsi que naissent les premiers Gardes rouges.


Collage de dazibao sur un mur de Pékin en 1966

Le 5 août 1966, Song Binbin, alors âgée de dix-sept ans, publie à son tour un dazibao dans lequel elle condamne les professeurs de son lycée coupables de vouloir restaurer l’ancien ordre bourgeois. Plusieurs lycéennes se rassemblent autour d’elle, forment une unité de Gardes rouges. Et toutes ensemble elles se saisissent de la directrice et du directeur adjoint qu’elles battent avec des bâtons hérissés de clous. Le directeur adjoint parvient à survivre à ce lynchage, la directrice, quant à elle, trépasse. Song Binbin affirmera par la suite qu’elle n’avait pas participé au massacre. Mais elle était présente, et ne l’empêcha pas.

Deux semaines plus tard, le 18 août 1966, des milliers de Gardes rouges, collégiens, lycéens et étudiants, se rassemblent sur la place Tian’anmen à Pékin. Mao Zedong est là, sur la terrasse de la Porte de la Paix céleste et, dans une mise en scène qui deviendra un moment et une photo historiques, Song Binbin lui passe le brassard des Gardes rouges.


En acceptant ce brassard, en donnant à Song Binbin le surnom de Yaowu 要武, Combattante importante, et en prônant la révolte, Mao encourage les Gardes rouges qui deviennent ainsi le bras armé de la toute nouvelle Révolution culturelle. 


Song Binbin alias Song Yaowu et Mao Zedong, entourés de Gardes rouges, 
le 18 août 1966 sur la place Tian’anmen

Pendant les deux mois qui suivent, mille sept cent soixante-douze enseignants ou personnels des lycées de Pékin sont torturés et assassinés par leurs élèves. La terreur s’étend ensuite à tout le pays : les jeunes Gardes rouges, chargés de lutter contre les Quatre Vieilleries (les vieilles idées, la vieille culture, les vieilles coutumes et les vieilles habitudes), détruisent tout ce qui est antérieur à 1949. Des millions de livres, d’œuvres d’art sont brûlés, des temples et des palais dévastés, et surtout des milliers de personnes torturées et assassinées. Le pays plonge rapidement dans la guerre civile : fervents de la Révolution culturelle contre opposants, mais aussi combats sanglants entre différentes factions de Gardes rouges. Aussi, en juillet 1968, Mao fait intervenir l’Armée populaire de Libération qui, vite fait bien fait, réduit à néant ces Gardes incontrôlables. Lesquels, à leur tour, vont connaître les laogai 劳改, les camps de « rééducation par le travail ».


Sur la peinture, Song Binbin pose de profil, en treillis militaire et casque sur la tête. À son biceps gauche un brassard rouge sur lequel est écrit en caractères dorés les mots Garde rouge, hóng wèi bīng 紅衛兵. Sur sa sacoche est inscrit Servir le peuple, Wéi rénmín fúwù 为人民服务. Sur sa poitrine, un badge affichant le profil de Mao Zedong. Sur son épaule droite, en bandoulière, un fusil-mitrailleur Type 56, copie chinoise de la Kalachnikov AK-47. Tourné vers nous, le visage de la Garde rouge ne ressemble pas vraiment à celui de Song Binbin, qui portait en toutes circonstances de grandes lunettes.


C’est pourtant ce visage, un peu arrondi, qui sera popularisé. Et pour affirmer qu’il s’agit bien, mais oui, de Song Binbin 宋彬彬 alias Song Yaowu 宋要武, sur le mur derrière elle est peint en grand le caractère Wu 武, le combat, partie du surnom que lui donna Mao.

Cette peinture n’est sûrement pas l’œuvre originale mais plutôt une copie imparfaite, comme ces trois autres, toutes probablement produites au cours des années 1990 ou au tout début des années 2000 au sein des ateliers de Dafen, dans la banlieue de Shenzhen (dont j’avais parlé, il y a bien des années, dans la Boîte à Images et ensuite chez Arrêt sur Images) :


Qui a peint l’œuvre originale ? Où, quand ? Où est-elle ? À toutes ces questions une seule réponse : mystère et boule de gomme. Quoi qu’il en soit, et malgré la condamnation tardive des Gardes rouges par Mao, Song Binbin alias Song Yaowu demeure une icône de la Chine contemporaine. Ainsi, dans les années 1980, un peintre célèbre nommé Liu Changwen 刘昌文 réalise une importante série de portraits hautement apologétiques, dont voici trois exemples :




Il en existe beaucoup plus du même artiste, en voici quelques-uns :


Plus tard, en 2006, le peintre Zhang Dazhong 張大中 peint à son tour une série de Gardes rouges un tantinet sexualisées. 



Stop ou encore ?


Puis, en 2007, Tian Taiquan 田太权 réalise des photos-montages de Gardes rouges plus ou moins dénudées, à la mémoire des quatre cents Gardes morts entre 1967 et 1968 dans des combats entre factions rivales. Certaines de ces photos ont été réalisées dans le seul cimetière qui leur est dévolu, à Chongqing. Ces séries s’intitulent Perdues, Sacrifiées, Oubliées


Allez, un peu de rab :


On peut se demander ce que signifient, à coups d’images exclusivement féminines, ces réhabilitations, ces héroïsations, ces sanctifications des Gardes rouges, assassins en série, devenus par la grâce de Photoshop des martyres sexualisées. Sans parler de ces portraits flatteurs, irréalistes, de Song Binbin alias Song Yaowu, telle une Vierge Marie rouge sang.

En janvier 2014, Song Binbin a présenté ses excuses pour tous les crimes commis par les Gardes rouges. « Je ne cesserai jamais de demander pardon à l’enseignante que nous avons tuée. » Cette contrition, souvent jugée insincère, a entraîné moult débats en Chine. 

Song Binbin est morte d’un cancer à New York en 2024. Son portrait idéalisé, divinisé, sans cesse dupliqué, la mène toutefois vers une incompréhensible, une insupportable immortalité. Sans les lunettes.

mercredi 9 juillet 2025

Portraits chinois, 2


J’avais posté, dans le billet précédent, une photo de l’impératrice Cíxǐ 慈禧 [prononciation approximative : tseu-shii] qui régna sans partage sur la Chine pendant quarante-sept ans, de 1835 à 1908. Il en existe toute une série que je trouve extraordinaire, d’une force symbolique sans pareil.

Précisons le contexte : le 15 août 1900, l’impératrice Cixi quitte la Cité interdite de Pékin pour échapper aux troupes de l’Alliance des Huit Nations qui attaque la ville en réponse à la révolte des Boxers, lesquels assiègent les légations étrangères installées dans la capitale.

C’est l’épisode des “55 jours de Pékin”, dont Nicholas Ray fit un film. En septembre 1901 les Boxers (soutenus par l’impératrice) sont vaincus, Cixi quitte Xi’an le 3 janvier 1902, s’en retourne à Pékin. Elle entreprend alors une vaste opération de communication afin de redorer son image. Elle pose d’abord pour une femme peintre américaine, Katharine Carl, victime du peu de patience de la souveraine. Le portrait, grandeur nature, est toutefois achevé, le voici :


En 1906  elle posera de nouveau pour un peintre, le néerlandais Hubert Vos, dont le réalisme photographique sera plus convaincant :


Mais revenons en 1902. Cixi se tourne vers la photographie qui lui semble alors plus apte que la peinture à servir son projet. Les clichés, fort nombreux, ont été réalisés par le sino-américain John Yu Shuinling (Yù Xūnlíng 裕勋龄, 1874-1943). En voici trois, la montrant assise sur son trône ou debout près de celui-ci :



Outre le costume, nous avons là une débauche de strass et de dorures, de meubles sculptés en bois précieux, de riches tapis, le tout surmonté d’un cartouche qui dit, en gros : « C’est moi Cixi, impératrice du Grand Empire Qing ». Et à l’instar de peintures, ces photos sont encadrées dans de très riches cadre occidentaux, sculptés, dorés à l’or fin :

 

Cette débauche décorative a de quoi ravir un(e) étudiant(e) en première année de sémiologie à la fac Roland Barthes de la rue des Écoles, tant le message est transparent : «  Vous, Occidentaux, et vous, chiens de Japonais, vous pensez que l’empire chinois est en train de s’écrouler sous vos coups de boutoir. Que nenni ! Regardez le faste, la grandeur de l’empire des Qing ! Nous sommes zhong guo 中国, le Pays du Milieu, depuis les siècles des siècles. Et nous le resterons pour l’éternité ! » 

Mais alors, pourquoi étaler tant de luxe ? Pourquoi en remettre des couches, au mépris des traditions ? Pourquoi préciser sur un immense cartouche qui l’on est ? Cixi n’était-elle pas en train de tenter de se convaincre elle-même autant que de tenter de convaincre ses adversaires ?

La tradition du portrait impérial est bien éloignée de ce type de représentations surchargées. La tradition, c’est un empereur en habit de cérémonie, certes, assis dans un fauteuil d’abord posé sur rien ; puis, plus tard, posé sur un tapis luxueux ; mais toujours devant un fond uni :

Portrait de l’empereur Renzong (1022-1063, dynastie Song)

Portrait de l’empereur Hongwu (1328-1398, dynastie Ming)

Portrait de l’empereur Tongzhi (1856-1875, dynastie Qing)
 

Cixi elle-même se fit officiellement portraiturer de cette façon :


Mais il fallait convaincre les Occidentaux de l’immortelle majesté de l’empire avec des images qu’ils pouvaient comprendre, des photographies. Il fallait se montrer défilant en palanquin, se promenant dans un jardin sous la neige ou posant avec ses servantes richement vêtues :


Quitte à se montrer également entourée d’Occidentales :


Cette photo est peut-être la plus terrible de toutes. Elle affiche une modernité dénuée de toute pitié : regardez les visages de ces dames qui, à coups d’éventail, sont en train de réduire à néant un monde médiéval enfermé dans des valeurs obsolètes. L’impératrice n’est pas encore morte mais, mal en point, elle est soutenue par l’une des mégères au visage sévère qui charitablement (?) lui tient la main gauche. Autrement dit, c’est d’ores et déjà râpé-foutu, ma p’tite dame, remballez vos falbalas et vos affiquets, on passe à autre chose. Pour preuve, la gamine chinoise habillée à l’occidentale. Pas de doute, le monde de Cixi est définitivement révolu.

mardi 8 juillet 2025

Portraits chinois, 1


Portrait de Ho Bun, anonyme, XVIIe s., fin de la dynastie Ming (1368-1644)


J’éprouve une certaine fascination pour les portraits chinois des siècles passés. Portraits figés, le plus souvent de face, où tout sourire est absent. Portraits qui pourraient presque servir de photos pour une carte d’identité ou un passeport. Car il s’agit bien de ça : des portraits d’identité permettant de fixer les traits d’une personne ainsi que sa fonction, sa place dans la hiérarchie sociale. Portraits d’empereurs, de concubines, de lettrés, de bourgeois endimanchés…  (Je suis également fasciné par les photos d’identité ordinaires et les photos d’identité judiciaire, mais c’est presque une autre histoire, comme dirait Kipling.)

Mon premier choc de ce genre date d’une très lointaine visite au musée Guimet, où j’ai longtemps contemplé un portrait de lettré fonctionnaire coréen - et non chinois - que voici :


Portrait de Cho Man-Yong (alias P’ung eun) par Yi Han-Chol, 1845 (dynastie Yi)


Ensuite, à chaque fois que j’allais à Guimet, je disais bonjour à Monsieur Cho Man-Yong alias P’ung eun (ce portrait n’est, hélas, plus visible actuellement). Comme à chaque visite du Louvre, où immanquablement j’allais saluer l’autoportrait de Rembrandt, ou Anne de Clèves peinte en 1539 par Hans Holbein…



Pour l’instant, mes réflexions autour des portraits chinois et coréens ne sont pas tout à fait fixées, aussi je vous livre quelques trombines sans plus de commentaires, qui viendront plus tard.


Portait de l’empereur Taizu (927-976, dynastie Song)


Portrait d’un lettré confucéen coréen, peut-être  Kang Yi-o, fin XVIIIe-début XIXe s.,
dynasties Choson-Joseon, attribué à Yi Che-gwan



Portrait de l’empereur Wuzong (1491-1521, dynastie Ming)


Portrait de l’impératrice douairière Cixi, vers 1903 par Yu Xunling (勋龄; 1880-1943)

dimanche 6 juillet 2025

Le monde dans un pouce carré 2

Sous les Han (206 av. notre ère-23), l’écriture a évolué pour devenir le « style des clercs ». Elle va encore se transformer au cours des siècles pour aboutir à l’écriture actuelle. 


L’ancienne écriture commune, désormais restreinte au domaine des sceaux, est aujourd’hui incompréhensible pour le Chinois moyen, seuls les calligraphes et les graveurs de sceaux savent la lire. Et encore, pas toujours couramment. On continue pourtant de l’utiliser pour créer des logos, des enseignes de magasins. Et souvent on écrit au-dessous la traduction en chinois contemporain ou en caractères romains !




(Photos prises à Taiwan)


Sous les dynasties des Jin occidentaux et orientaux (265-420) l’écriture manuelle dans le « style des clercs », est abandonnée au profit du « style régulier », aussi appelé « style courant » (voir plus haut). Le fossé se creuse un peu plus entre écriture commune et écriture des sceaux. Celle-ci abandonne progressivement les courbes au profit des angles. 


Dans le même temps, les têtes de sceaux gagnent en importance. 


Et l’on coule des sceaux à six faces gravées qu’on dispose dans les tombes des officiels, pour un usage post-mortem, on ne sait jamais, ça peut servir.


Sous les dynastie Tang (618-917) et Song (960-1279), l’usage des sceaux devient de plus en plus strict et complexe. Ils quittent la ceinture du fonctionnaire, se posent sur le bureau, s’ornent de textes sur les côtés verticaux, etc.

Sous les Song du Sud (1127-1279), les titres officiels deviennent très longs. Pour les graver sur des surfaces relativement petites, on plie les caractères à angle droit. Et, paradoxe, on doit parfois ajouter des traits pour combler les vides. Le « sceau à neuf plis », incompréhensible pour le commun des mortels, devient une marque de pouvoir.

À suivre !
 

 

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jeudi 3 juillet 2025

Le paysage chinois abstrait 2. C.C. Wang

C.C. Wang


J’avais inauguré avec Liu Kuo-sung cette série sur le paysage chinois abstrait (voir par là). Passons maintenant à C.C. Wang (1907-2003), de son vrai nom Wang Chi-Chien 王己千, qui peut s’écrire aussi Wáng Jǐqiān en pinyin. Oui je sais, c’est compliqué. Mais comme le bonhomme prit aux États-Unis le surnom de C.C. Wang, on va s’en tenir à cette appellation.

Or donc, C.C. Wang naquit en 1907 à Suzhou, non loin de Shanghai. Jeune, il se consacre à la peinture de paysages et à l’étude des peintres classiques. Assez tôt, il est reconnu comme un expert dans ce domaine. En 1949, à l’arrivée de Mao Zedong et ses copains, il émigre à New York où il continue de mener de front une carrière de peintre, d’expert international et de collectionneur. Une biographie assez complète, en anglais, est lisible par là.

Sa peinture peut être classée en trois parties qui ne se succèdent pas vraiment, qui s’entremêlent :  la peinture de paysages concrets, la peinture de paysages abstraits, la calligraphie abstraite. Oublions la calligraphie, concentrons-nous sur la peinture de paysage, 山水画.

C.C. Wang commença par peindre dans le style des artistes classiques. Voici l’un de ses paysages, réalisé dans les années 40, qui s’inspire de Wang Meng 王蒙 (1308-1385, dynasties Yuan et Ming). À côté, l’œuvre de Wang Meng dont C.C. Wang a repris le premier plan, la forme des arbres :

C.C. Wang


Dans un style un peu plus personnel, voici maintenant l’évocation réalisée en 1985 d’un grand classique, les Voyageurs entre montagnes et cours d’eau de Fan Kuan 范寬 (990-1020, dynastie des Song du Nord). À côté, l’œuvre originale :

C.C. Wang


Voici maintenant des œuvres concrètes ou abstraites, qui sont toutes intitulées Paysages, Montagnes, etc. Les techniques utilisées ne sont plus seulement traditionnelles. S’inspirant de façons de faire occidentales, C.C. Wang a parfois utilisé des boules de papier fripées et trempées dans l’encre, des éponges, des projections, etc. On remarquera qu’il suffit parfois d’esquisser quelques maisons et quelques arbres dans le lointain, pour qu’une peinture abstraite devienne un paysage. 


Paysage n°389, 1980


Vue panoramique de montagnes


Sans titre, 1989


Montagnes vertes


Paysage, 1973

C.C. Wang
Paysage


Paysage


Paysage


Et pour finir, cette œuvre combinant deux rouleaux, une peinture concrète de 1964 et une peinture abstraite de 1970, toutes deux intitulées Paysage :

C.C. Wang


Si vous avez tenu jusque-là, allez donc admirer d’autres paysages de C.C. Wang par ici.

lundi 30 juin 2025

Le monde dans un pouce carré 1

“Le monde dans un pouce carré” est une expression désignant les sceaux chinois. Je vais republier ici, en plusieurs épisodes, une histoire des sceaux à partir de celle que j’avais concoctée sur Mastodon.

Or donc, les plus anciens sceaux dénichés à ce jour sont :
• une marque de potier sur une jarre de la dynastie Shang (17e-11e s. avant notre ère), dont l’image est malheureusement introuvable ;
• des sceaux en bronze, de la même époque, qui sont probablement des signatures.

Cette pratique devint commune sous les périodes des Printemps et des Automnes et des Royaumes combattants (722-221 av. notre ère), de nombreux sceaux figurent sur les poteries ou récipients en bronze de cette époque :

Sceau sur poterie datant de l’époque
des Royaumes combattants (722-221 av. notre ère)

Durant cette même période on créait également des sceaux personnels gravés dans le jade, ou bien coulés en bronze grâce à la technique de la fonte à cire perdue. L’anneau au sommet du sceau permettait d’accrocher l’objet au vêtement. Ainsi, on pouvait l’utiliser à tout moment.

Ces sceaux servaient à sceller des boîtes contenant des courriers, mais aussi les courriers eux-mêmes, ou encore des contrats, écrits sur des languettes de bambou assemblées (le papier n’avait pas encore été inventé), grâce à une empreinte dans de l’argile traversée par une ficelle qui liait le tout.

À cette époque, ils pouvaient être officiels ou privés. Ci-dessous, celui d’un général, un sceau privé assorti de poissons qui dit « Bonne chance au quotidien », et un autre en forme de cœur avec le caractère 保 au milieu, abrégé pour obtenir une symétrie parfaite.

Sous les Qin (221-206 av. notre ère) l’empereur unifie le pays, standardise les poids, les mesures et l’écriture. Le style “petit sigillaire” est imposé. Plus question d’écrire ou de graver selon des modes, des pratiques régionales, il faut être compréhensible d’un bout à l’autre du pays.

Sous les Han (206 av. notre ère-23) on serre encore un peu plus la vis, un ministère des sceaux supervise tout : le jade et l’or avec sculpture de tigre au sommet pour l’empereur, l’or ou l’argent avec tortue au sommet pour les hauts fonctionnaires, le bronze avec un simple anneau pour les petits. Nature et couleur des rubans sont aussi réglementées. Dura lex sed lex !

Sous les Qin et les Han, on trace souvent un cadre autour des sceaux officiels, gravés en négatif (caractères blancs sur fond rouge). Mais on invente en les divisant de manière inégale selon l’encombrement des caractères, qui commencent à abandonner les courbes du style “petit sigillaire” au profit des lignes droites.

Les sceaux privés, souvent gravés dans le jade, sont moins contraints, ile permettent d’inventer de nouveaux styles tel celui appelé “oiseaux et insectes” parce qu’on peut y voir, avec un peu d’effort, des caractères en forme d’oiseaux, d’insectes, de vers de terre…

À suivre !
 

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jeudi 26 juin 2025

Mi Wanzhong, l’ami des rochers

Dans un billet précédent j’avais évoqué la folie des rochers extraordinaires, et notamment celle de l’empereur Huizong (1082-1135, dynastie des Song du Nord), qui avait peint l’un de ses cailloux fantastiques, le Rocher du dragon de bon augure :


Le poème écrit à gauche évoque ledit rocher en forme de dragon, dont la majesté dépasse celle de l’île des Immortels, sujet d’importance sur lequel je reviendrai un jour prochain. Il est rédigé dans un style inventé par l’empereur, qu’on appelle calligraphie à l’or fin. Ce style, toujours utilisé de nos jours, est l’un des plus difficiles à maîtriser.


Voici deux autres histoires de rochers qui mettent en scène le peintre, calligraphe et homme politique Mi Wanzhong 米萬鍾 (1570-1631, dynastie Ming). On le surnommait Youshi 友石, c’est-à-dire l’Ami des rochers. Voici l’une de ses peintures, un gros caillou, justement :


La première histoire le concernant met en scène une pierre de Lingbi*, un rocher de lettré d’une hauteur d’environ soixante centimètres dont Mi Wanzhong était amoureux. En 1610, il demanda au peintre Wu Bin 吳彬 (1550-1643) de le peindre sous toutes les coutures. Wu Bin observa, dit-on, le caillou pendant un mois avant de saisir son pinceau et de réaliser un rouleau horizontal sur papier d’une longueur de 11,50 m (13,87 m avec les colophons, c’est-à-dire les textes additionnels). On l’appelle traditionnellement Dix vues d’une pierre de Lingbi. Mais il possède deux autres titres éminemment poétiques : La beauté étrange des rochers et des ravins, et Fragments de nuages des cinq montagnes :
——
*Les pierres de Lingbi sont des roches noires qui proviennent de grottes de la région Lingbi, proche de Suzhou, à l’ouest de Shanghai.

Dix vues d'une pierre de Lingbi



Ce fameux caillou a malheureusement disparu, il ne nous reste que ces dix vues peintes. On possède toujours en revanche, quelques autres rochers collectionnés par Mi Wanzhong. En voici deux, un imposant qui trônait dans son Jardin de la Cuillerée d’eau à Pékin, et un autre plus petit, un rocher d’intérieur :



La deuxième histoire concernant Mi Wanzhong l’Ami des rochers raconte les déboires d’un passionné… un peu trop passionné. Or donc, l’Ami des rochers avait pour habitude de parcourir les monts environnant Pékin pour dénicher des cailloux fabuleux qu’il installait ensuite dans son Jardin de la Cuillerée d’eau. Un jour, à Fangshan (à une quarantaine de kilomètres de Pékin), il découvrit une pierre énorme, lourde de plusieurs tonnes, d’une longueur de huit mètres et d’une largeur de deux, fichée au sommet d’une colline. Il paya des ouvriers pour l’extraire puis pour ouvrir une route, parce qu’il fallait bien acheminer l’objet. Quand l’hiver arriva, Mi Wanzhong demanda aux ouvriers de creuser des puits et d’arroser la route afin de faire glisser la pierre sur cette voie gelée, espèce de curling avant l’heure. Tout ça lui coûta un pognon de dingue, à la moitié du chemin il abandonna, ruiné.

Quelques années plus tard, l’empereur Qianlong (dynastie Qing) découvrit à Liangxiang le rocher abandonné, le fit transporter jusqu’au palais d’été de Pékin aux frais du contribuable. Le voici posé sur un socle orné de vagues afin, probablement, de rappeler le mot “paysage”, shanshui 山水, composé du caractère “montagne” 山 et du caractère “eau” 水 :

Pierre de l’iris bleu


L’empereur Qianlong donna à l’objet le nom de Pierre de l’iris bleu 青芝岫. Mais en souvenir des déboires de Mi Wanzhong l’Ami des rochers, on l’appelle aussi Baijia shi 败家石, la Pierre de celui qui ruine sa famille en faisant des dépenses extravagantes. Dans son traité intitulé À propos des rochers du lac Tai, Bai Juyi avait pourtant prévenu que certains rochers pouvaient créer une addiction, et que les vrais sages ne devraient pas leur consacrer plus que quelques heures par jour. Mi Wanzhong n’avait pas lu Bai Juyi. Ou bien il l’avait oublié. Tant pis pour lui, et c’est ainsi que Lao Tseu est grand.

samedi 21 juin 2025

Des Sommets clairs

En Chine, la copie n’a pas le statut honteux dont on l’accable en Occident. Au contraire : l’enseignement d’un art passe inévitablement par la copie des grands maîtres ; la transmission, la circulation, voire la préservation des œuvres passe également par la copie (beaucoup de peintures détruites au cours des siècles nous sont parvenues grâce aux copies qui en ont été faites) ; la copie d’une peinture, enfin, est un moyen de perpétuer la tradition tout en la faisant évoluer. 

La première œuvre que voici est une peinture sur soie dénuée de titre et de signature, probablement exécutée par Juran 巨然, peintre actif au Xe siècle dont on ne sait pas grand-chose. Son ton brun sombre est l’œuvre du temps, à l’origine la soie était beige clair. La postérité lui attribué le titre de Sommets clairs.

Les Sommets clairs-Juran


Elle a été maintes fois copiée, affublée de différents titres, surtout aux XVIIe et XVIIIe siècles sous la dynastie Qing. Pour les curieux adeptes du Jeu des 7 Erreurs, l’une de ces copies est par là.

Cette autre copie ci-dessous est signée Zhang Daqian 張大千 (1899-1983). Intitulée Peinture en imitation de Juran - Les sommets clairs, cette interprétation en couleurs sur papier de l’œuvre précédente, qui mesure 168,5 x 85 cm, a été réalisée dans les années 1940. L’un de ses mérites, et non des moindres, est de nous rendre un peu plus visibles lesdétails de la peinture originale.

Les Sommets clairs-Zhang Daqian

Il y a, hormis l’ajout de la couleur, une énorme différence entre la peinture attribuée à Juran et celle de Zhang Daqian. Laquelle ? C’est la question à mille yuans qui ne résistera pas à une fine observation…

jeudi 19 juin 2025

Des cascades comme s’il en pleuvait

Les cascades se comptent par milliers dans la peinture chinoise. Le sous-thème des Lettrés contemplant une cascade est lui aussi un classique, qui s’est surtout développé au XXe siècle. Fu Baoshi et Zhang Daqian en ont peint à de très nombreuses reprises, de leur propre chef ou pour répondre à des commandes.

Admirer une peinture représentant des Lettrés contemplant une cascade permet de s’affranchir de la démarche qui consisterait idéalement à tout abandonner. Retrouver l’innocence, opérer un retour aux sources sans sortir de chez soi, quoi de mieux ?

Voici une poignée de variations sur ce sujet, toutes réalisées au XXe siècle.


Jiang Zhao-shen 江兆申 (1925-1996)

 


Huang Junbi 黄君壁 (1898-1991)

 


Fu Baoshi 傅抱石 (1904–1965)



Zhang Daqian 張大千 (1899-1983)

 


Guan Shanyue 關山月 (1912-2000)



He Huaishuo 何懷碩 (1941-)

 


Lin Guanping 林广平 (1962-)

lundi 16 juin 2025

Tous ces sceaux-ci sont-ils si nécessaires ?


Blanc, traversant la nuit
par Han Gan, vers 750 (dynastie Tang)


Les sceaux chinois ont rempli plusieurs fonctions à travers les âges. L’une d’elles était — est toujours — de servir de signature sur une peinture. Mais pas seulement. Car un peintre peut apposer son sceau-signature, mais aussi, parfois, un sceau transmettant son état d’esprit (ce sera alors une pensée, un vers issu d’un poème célèbre…), et enfin, éventuellement, le sceau de son atelier car il est d’usage de donner un nom à l’endroit où l’on travaille. Cela dit, rien n’est obligatoire. Si la coutume de signer les œuvres est apparue sous les Song du Sud, il est des artistes qui s’en abstiendront parfois.

Ah ! S’ils étaient les seuls à apposer leurs sceaux sur des œuvres !, se disent certains dont on va reparler un peu plus bas. Il n’en est rien, loin de là et bien au contraire. Imaginez : un artiste fait une peinture ; il y appose un, deux ou trois sceaux. Il vend ensuite cette peinture à un heureux collectionneur qui aussitôt va apposer son propre sceau sur l’œuvre pour dire « elle est à moi », et peut-être même y calligraphier un poème. Quand elle parviendra à un autre propriétaire suite à une vente, un héritage, un vol, etc., le nouveau apposera à son tour son sceau et calligraphiera peut-être aussi un texte. Et ainsi de suite. C’est de cette manière qu’on peut tracer le parcours d’une œuvre à travers les siècles. 

Hélas, hélas, tout n’est pas si simple. Imaginons que le premier, le deuxième, le dixième propriétaire de l’œuvre décide de faire une petite fête chez lui, et de montrer l’œuvre à ses copains. Il va la dérouler, et tous de s’extasier, et d’apposer, après le propriétaire, leurs sceaux respectifs ; voire de composer un poème, un commentaire qu’ils calligraphieront sur l’œuvre. 

Les Dix-huit lettrés, peinture anonyme d’une série de quatre, probablement Ming
Les Dix-huit lettrés
, peinture anonyme d’une série de quatre, probablement Ming


Si le propriétaire et ses copains sont des personnages connus, dont on a des traces par ailleurs, il n’y a pas de problème. Mais si les copains en question sont d’illustres inconnus, si aucune date n’est mentionnée, il pourra être difficile de dire si un ou plusieurs d’entre eux sont de simples spectateurs de l’œuvre à un moment donné, ou des propriétaires successifs au cours des ans. Tracer le parcours de l’œuvre deviendra un jeu de piste, une enquête holmesienne.

Cette pratique de poser sa marque sur les œuvres n’est pas étonnante, c’est même devenu, au cours des siècles, l’une des caractéristiques de la peinture chinoise : les propriétaires successifs d’une œuvre apposent systématiquement leur sceau, parfois ils écrivent sur la peinture un poème, une dédicace, etc.,et leurs copains en font parfois autant. Résultat : certaines peintures, qui contiennent déjà un texte de l’artiste et un ou plusieurs de ses sceaux, se retrouvent saturées de textes et de sceaux apposés par une multitude de propriétaires, de spectateurs d’un jour, sans compter ceux de l’empereur qui, traditionnellement, en appose six d’un coup ! 

Pour nos yeux d’Occidentaux, ça peut paraître absurde, voire stupide. C’est la raison pour laquelle, lors d’une exposition à Londres, le Victoria & Albert Museum, qui présentait notamment une célèbre peinture de Ni Zan 倪瓚 (1301-1374, dynastie Yuan) intitulée Bois et vallées près du mont Yu, a jugé bon de montrer, à côté, une reproduction de cette peinture numériquement débarrassée de ses sceaux et de son texte additionnel, ne conservant que le texte calligraphié par l’artiste. 


Bois et vallées près du mont Yu par Ni Zan, 1372


Ça partait d’un bon sentiment, mais c’est complètement idiot parce que tous ces sceaux et ce texte supplémentaire (un poème écrit par l’empereur Qianlong au 18e) attestent de la vie de l’œuvre passant de main en main à travers les siècles. 

La débarrasser de ces marques, c’est la figer dans le temps, celui où le peintre a fini de peindre, a posé son pinceau. C’est la tuer, en quelque sorte, parce que dans la philosophie taoïste, ce qui est en mouvement est vivant et ce qui est fixe est mort. D’où l’on peut en déduire qu’une peinture chinoise accrochée “pour toujours” aux cimaises d’un musée est une œuvre morte.

Revenons au Victoria & Albert Museum. Peut-être le musée avait-il une seconde raison – qui n’a jamais été exprimée – d’opérer ce « nettoyage par le vide » : si Ni Zan a toujours inscrit un poème sur ses peintures, il a, vers ses quarante ans, décidé de ne plus les signer avec son sceau afin de leur conférer un caractère d’incomplétude, d’impermanence. Cela dit, il savait bien que son style était unique, reconnaissable entre mille, et que ses œuvres allaient immanquablement être recouvertes de sceaux, de textes. Alors un de plus, un de moins… 

Cette peinture de Ni Zan compte 27 sceaux et deux textes, dont un de l’artiste. Ce n’est rien ! 

Considérons cette célébrissime peinture de cheval réalisée par Han Gan 韓幹 (706-783, dynastie Tang), et intitulée Blanc, traversant la nuit  ou encore Clarté, traversant la nuit 照夜白圖. Ce canasson était, dit-on, le destrier favori de l’empereur du moment, Xuanzong.


Chacun a voulu y apposer son sceau, y mettre son grain de sel. À un moment, l’espace autour de l’animal est devenu saturé. Aussi a-t-on ajouté un rectangle de papier pour que d’aucuns puissent s’exprimer ; puis un autre rectangle de papier, et un autre encore, et un autre encore… Au total, cette peinture et ses ajouts totalisent une vingtaine de textes et environ 170 sceaux, certains étant apposés à plusieurs reprises. Mais j’en ai peut-être oublié, vous pouvez tenter de les recompter si par hasard, insomniaques, vous croisez ce cheval blanc traversant la nuit.

Blanc, traversant la nuit par Han Gan, vers 750 (dynastie Tang)

lundi 9 juin 2025

Le paysage chinois abstrait 1. Liu Kuo-sung

 

La peinture de paysage chinois, shanshui 山水, est très codifiée. On y trouve, à peu près invariablement, de la montagne, de l’eau, de la brume ou des nuages, de la végétation — principalement des arbres — et une construction humaine dans un coin, voire un ou plusieurs personnages, minuscules. Avec ces quelques éléments, on a peint et on continue de peindre des millions d’œuvres. Le défi étant de faire, à chaque fois, quelque chose de différent. Ce n’est pas simple du tout, et c’est ça qui est intéressant. Mais, au XXe siècle, est apparue dans la sphère chinoise un truc tout nouveau venu d’Occident : l’art abstrait*, et plus particulièrement l’expressionnisme abstrait américain. Pouvait-on abandonner les traditions que d’aucuns jugeaient empoussiérées et faire du shanshui abstrait ? La tentation était grande. Certains artistes se lancèrent dans cette aventure, je vais en évoquer quelques-uns ici en plusieurs billets.
——
* On pourrait objecter que bien avant le XXe siècle, l’abstraction avait pointé le bout de son nez dans le shanshui. Certes. J’en parlerai peut-être un de ces jours.


LIU KUO-SUNG (Liu Guosong) 劉國松

En 2019, alors que je préparais un voyage à Taiwan, je me suis demandé s’il était intéressant de visiter la ville de Kaohsiung, où je n’avais encore jamais mis les pieds. L’endroit abrite un célèbre Lac du Lotus entouré de temples — certains classiques et d’autres très kitsch —, et aussi un musée des beaux-arts qui prévoyait d’exposer soixante-quatre œuvres du peintre Liu Kuo-sung, alors âgé de quatre-vingt-sept ans. Je connaissais (ou plutôt je croyais connaître) l’œuvre de cet artiste, qui ne m’intéressait pas vraiment : des polyptyques montrant de gigantesques lunes peintes dans des couleurs souvent criardes. J’y suis quand même allé et n’ai pas regretté, bien au contraire.

Au début des années 60, avant ses séries consacrées à la lune qui commencèrent en 1968, Liu Kuo-sung inventa une nouvelle technique de peinture à l’encre : il demanda à un fabricant de papier de coller, sur ses feuilles, une seconde couche faite de grossières fibres de coton. Après avoir peint dessus de manière abstraite en s’inspirant des gestes de la calligraphie, Liu Kuo-sung décollait lesdites fibres, qui avaient donc servi de masque. Sous elles, le papier était resté blanc. Ainsi apparaissait une peinture striée de lignes, de formes blanches.



Voici un tout petit échantillon des œuvres ainsi réalisées :








 

Plus tard, Liu Kuo-sung fera d’autres expérimentations. Dans les années 2000, il reviendra à cette technique des fibres de coton arrachées pour composer une série de peintures ayant pouer sujet les montagnes du Tibet. En voici une poignée :





Il faut, de manière impérative à tendance obligatoire, voir les œuvres de Liu Kuo-sung en vrai ; la plupart d’entre elles sont de très grande taille, et c’est très impressionnant. On en trouve dans de nombreux musées d’art contemporain de par le monde, dans des galeries, et dans des salles des ventes (c’est le moment de sacrifier votre livret A). Liu Kuo-sung est probablement mon peintre chinois vivant préféré,même si toute une partie de son œuvre me laisse indifférent.

mardi 3 juin 2025

Le zen et la photographie

Photo © Alain Korkos


On me parlait récemment du zen et de la photo qui seraient intimement liés, au prétexte que le premier cultive une sérénité indispensable à celui qui veut capturer des images. Admettons. Mais c’est quoi, le bouddhisme zen ? Et quand le Bouddha est-il passé au numérique ?

Le bouddhisme zen, c’est la forme japonisée du bouddhisme chán chinois, qui puise son origine dans le dhyāna indien, avec de notables apports taoïstes. Dans le bouddhisme zen, il y a l’état de satori ( en chinois) qui désigne un éveil, une compréhension permanente du monde. Il y a également la notion de kenshō (jianxing en chinois) qui désigne une expérience de compréhension passagère, la perception fugace de la vraie nature de Bouddha. C’est ce jianxing ou kenshō qui s’exprime le plus souvent dans l’art chinois ou japonais. Et c’est justement là l’apport du taoïsme qui, contrairement au bouddhisme indien, met en avant la notion de fugacité opposée à celle du nirvana réputé permanent.

Allez hop, exercice pratique.

Considérons la naissance d’une calligraphie. Le calligraphe médite, puis trace en une poignée de secondes quelques idéogrammes sur le papier. Pas de possibilité à l’erreur, pas de retouche, rien. Juste un geste instantané, en accord avec posture, respiration et vide intérieur.

Calligraphie de Musô Soseki 夢窓疎石 (1275-1351),
moine zen, poète et jardinier


Si la calligraphie est parfaite, bravo c’est très bien, nous aurons droit à un chef-d’œuvre du Shodō, la Voie de l’Écriture en japonais, ou du shūfă, la calligraphie, en chinois. Et notre satisfaction occidentale sera pleine et entière. Pour un bouddhiste zen ou chán, en revanche, la chose ne s’arrêtera pas là. Ce chef-d’œuvre graphique sera considéré en tant que tel, bien sûr, mais aussi et surtout en tant que témoin d’une expérience de compréhension passagère. Spirituellement, cette expérience sera aussi importante que ses traces graphiques.

Fragrance d’une fleur,
poème calligraphié par Huang Tingjian 黄庭堅(1045—1105),
calligraphe, peintre et poète de la dynastie Song


Et c’est tellement vrai que les qualités d’une œuvre sont, selon la tradition chinoise, codifiées avec une extrême précision :

• le neng pin est une œuvre de talent accompli ;
• le miao pin est une œuvre d’essence merveilleuse ;
• le shen pin est une œuvre d’esprit divin ;
• le i pin est une œuvre de génie spontané.

« Si, pour définir les deux premiers degrés (…), on fait appel à de nombreux qualificatifs qui relèvent parfois de la notion de beauté, en revanche on n’applique le terme de shen pin qu’à une œuvre dont la qualité ineffable semble la relier à l’univers d’origine.(…) le i pin (…) : là aussi, il s’agit d’exalter l’entente innée entre l’homme et la nature. »

Dixit François Cheng, Vide et plein, Éd. du Seuil.

Deux qualités relatives à la beauté plastique, donc, supplantées par deux qualités relatives à la compréhension de l’univers. (Faire la distinction entre ces quatre catégories me paraît un tantinet ardu, mais passons.) Quand nous contemplons une calligraphie chinoise ou japonaise, nous nous retrouvons donc à la fois devant :

• une impermanence, c’est-à-dire l’expérience de compréhension passagère et spontanée de l’artiste

• le souvenir fragile de cette impermanence que sont les idéogrammes posés sur le papier. Autrement dit, la trace d’un état vécu à un moment donné.

Calligraphie et peinture de Qi Baishi 齐白石 (1864-1957),
à propos de la venue d’un ami japonais


Qu’en est-il, maintenant, du zen et de la photographie ? Si jusqu’à présent rien n’était simple, maintenant tout se complique ! Soit deux photographes. Le premier se promène avec son boîtier autour du cou, l’œil et l’esprit en éveil. Et soudain, Clic-Clac merci Kodak, il saisit à la volée un instantané qui fera sans aucun doute date dans l’Histoire de la Photographie. On peut assimiler dans une certaine mesure sa démarche à celle d’un calligraphe bouddhiste. Parce que le déclenchement de l’obturateur (encore plus rapide que la trace d’encre du calligraphe) sera au moins autant soumis à l’état intérieur du photographe qu’aux circonstances extérieures.

Photo © Alain Korkos


Dans une certaine mesure seulement, parce que pour ce photographe les circonstances extérieures jouent un rôle non négligeable alors qu’il est nul chez le calligraphe et le peintre bouddhistes.

Prenons maintenant un second photographe. Il se plante dans un coin, règle tranquillement son cadre, sa mise au point, son ouverture et sa vitesse, puis attend patiemment que survienne l’événement, énorme ou minuscule, qui le fera appuyer sur le déclencheur. 

Photo © Alain Korkos


Ou bien il n’attend rien de spécial parce que son sujet est inerte.

Photo © Alain Korkos
 

Le comportement de celui-là ne peut en aucun cas, me semble-t-il, être comparé à une posture zen. Parce qu’il y a beaucoup trop d’intention, de préméditation et surtout de sujétion aux circonstances extérieures pour que l’on puisse l’assimiler à quoi que ce soit de zen. Même si ledit photographe expose son cliché sans recadrage ni retouche, glorifiant ainsi l’instant pur, net et sans bavures. Il en faut beaucoup plus (ou beaucoup moins, comme on veut), pour s’inscrire dans la philosophie du bouddhisme zen ou chán qui, marqué encore une fois par le taoïsme, rejette totalement toute idée d’intention, de but à atteindre.

L’état de kenshō ou de jianxing (compréhension fugace) et même celui de satori ou de  (illumination) ne peuvent être le fruit d’une préméditation et doivent être considérés, à la limite, comme de bienheureux accidents. La taoïsme, d’ailleurs, est très clair à ce sujet puisque Lao-Tseu (ou Lao Zi) disait, au tout début de son Tao-tê-king (ou Dào dé jīng) (La Voie et sa vertu) :

« La voie qui peut s’énoncer
n’est pas la Voie pour toujours
Le nom qui peut la nommer
n’est pas le Nom pour toujours. »

Autrement dit, la poursuite d’un but spirituel par l’intermédiaire d’un art bien précis est, par définition, vouée à l’échec. (On pourra discuter à l’infini des multiples traductions de ce quatrain, le sens est néanmoins globalement celui-ci.) Et le maître Deshan Xuanjian en remit une couche pour les non-comprenants :

« Habillez-vous, mangez, chiez, c’est tout. Il n’y a pas de cycle des morts et des renaissances à craindre, pas de nirvana à atteindre, pas de bodhi à acquérir. Soyez une personne ordinaire, sans rien à accomplir. »

Et toc. On voit par là que le rapprochement entre zen et photographie est, le plus souvent, totalement hors de propos tellement il y a d’intentions et de recherche de buts à atteindre chez l’adepte de la chambre obscure. Les notions d’instant et de sérénité, présentes dans les deux pratiques, ne suffisent pas à établir une correspondance, un air de famille. Loin s’en faut. Même si cela n’exclut pas qu’un photographe puisse atteindre l’état de kenshō ou de jianxing (compréhension fugace), voire de satori ou de (illumination). Un accident est si vite arrivé.

Photo © Alain Korkos

dimanche 1 juin 2025

Racines de nuages


Rocher dans le temple de Confucius à Shanghai

Les rochers de lettrés (gongshi 供石), que j’ai évoqués dans le billet précédent, remontent à la plus haute Antiquité et plus loin encore, puisqu’on en découvrit dans des tombes vieilles de 7 000 ans. Au VIe siècle, sous la dynastie Liang, l’empereur Xiao Wudi les surnomma “racines de nuages” dans un poème rapportant son ascension du mont Luo :

    « Les brumes rassemblées s’enroulent autour des cavernes où naissent les vents
    Les eaux accumulées submergent les racines des nuages »


Rocher grotesque au Metropolitan Museum de New York

Mais c’est sous la dynastie Tang (618-907) que l’idée de collectionner des rochers fantastiques vit le jour. On raconte qu’en 826, Bai Juyi, poète de son état, se promenait sur les rives du lac Tai près de Suzhou (non loin de l’actuelle Shanghai) lorsqu’il aperçut deux rochers aux formes étranges, criblés de perforations. Il les ramena chez lui, écrivit un poème à leur propos intitulé Deux rochers, lança ainsi l’engouement pour les cailloux grotesques. Dès lors, les lettrés et plus tard des empereurs partirent à la chasse au rocher au fond des lacs et des grottes, afin de les disposer ensuite dans leurs jardins.


Rocher à Shanghai

On raconte, à Suzhou, qu’un rocher était tellement haut que le jardin fut construit autour du gigantesque caillou ! On raconte également que de hauts rochers, transportés sur des embarcations pour l’empereur et peintre Huizong (960-1279, dynastie des Song du Nord), nécessitèrent qu’on détruisît des ponts afin que les bateaux puissent passer. Cette passion pour les rochers fabuleux était sans limites, Huizong allait jusqu’à graver en lettres d’or sur certains de ses rochers les noms qu’il leur donnait : Rocher de la transmission divine, Rocher du dragon de bon augure, etc.


Rocher du dragon de bon augure
par l’empereur Huizong (960-1279, dynastie des Song du Nord)

Dans son traité intitulé À propos des rochers du lac Tai, Bai Juyi avait pourtant prévenu que certains rochers pouvaient créer une addiction, et que les vrais sages ne devraient pas leur consacrer plus que quelques heures par jour ! Mais l’empereur Huizong était vraiment accro ; ses fonctionnaires chargés de dénicher des rochers le savaient pertinemment, ils usèrent et abusèrent de leurs pouvoirs, créèrent le mécontentement. Huizong était un grand artiste, un protecteur des arts (j’en reparlerai), mais un piètre politique qui, par son incompétence, livra l’empire aux Jürchens, ancêtres des Mandchous.

Quand Kaifeng, capitale des Song, fut assiégée en 1127 par les Jürchens, le jardin de l’empereur fut envahi par les habitants de la ville qui détruisirent les rochers et catapultèrent les débris sur leurs assaillants. 


Rochers à Suzhou

J’avais évoqué Mi Fu dans le billet précédent, celui-là qui salua un rocher et l’appela « grand frère ». Plus tard, il rédigea un traité sur les rochers dans lequel il détermina les quatre qualités inhérentes à tout rocher fantastique qui rêve de trôner dans un jardin ou une pièce donnant sur icelui. À savoir : shou, une taille haute et élégante ; zhou, une texture ridée parcourue de sillons ; lou, des chemins et des canaux ; et enfin tou, des trous pour faire passer l’air et la lumière.


Mi Fu se prosternant devant le rocher
par Guo Xu 郭诩 (1456-1532, dyn. Ming) j 

En vérité, toutes ces caractéristiques ne se retrouvent pas forcément dans les rochers de lettrés. Ceux qui proviennent des grottes, et notamment de Lingbi, sont lisses, souvent noirs, parfois globuleux, et sont rarement dotés de trous. Mais ils possèdent d’autres qualités : ils résonnent, peuvent servir de cloche :


Rocher de Lingbi à Suzhou

Pourquoi les Chinois sont-ils aussi fous des rochers grotesques ? Pour un paquet de raisons que je détaillerai plus tard. Mais en gros, parce qu’ils représentent à la fois le macrocosme et le microcosme. Avec leurs creux, leurs rainures, leurs cavités et leur méandres, leur aspect lisse ou granuleux, ils forment un monde de montagnes et de vallées, imitent les nuages ou les flots, ils sont le monde. Et contrairement à ce que déclarait Mi Fu, ils n’ont pas forcément besoin d’avoir « une taille haute et élégante » ; qu’ils mesurent trois mètres de haut ou dix centimètres de large n’a pas vraiment d’importance, la forme prime sur la taille.

Ils sont un pont entre la Terre et le Ciel, sont chargés d’une inépuisable énergie vitale, le qi 气. C’est la raison pour laquelle on encourage les enfants à les toucher, les caresser, comme il est également recommandé de se frotter aux arbres dans les parcs et jardins. Parce qu’un peu d’énergie en sus ne peut faire de mal à personne. 

À Suzhou, toujours

(On n’est pas obligé de croire que les pierres sont chargés d’énergie, hein. Un caillou ne sera jamais une pile électrique, la lithothérapie n’existe pas, les CRS de 1968 l’avaient bien compris. Mais l’important est que les Chinois y croient, et que toute une manière de penser le monde soit rattachée à cette croyance.)

Les rochers grotesques inspirèrent les peintres qui les peignirent, ou inventèrent des paysages en les contemplant. Ce sera l’objet d’un prochain billet.

Pour ma part, je suis fana de ces cailloux, petits ou gros. Je les regarde, les photographie, les collectionne, les dessine, j’en crée même parfois de toutes pièces que je plante dans des petits pots tels des bonsai (pensai 盆栽 , en chinois), ou dans mon jardin. 


Et je les contemple, dans la position dite du Concombre masqué. 


Le Concombre masqué, Histoire sans titre, par Nikita Mandryka, 1972


Le rocher enseigne la patience. Le poète Bai Juyi, lui, y trouvait la consolation de ses vieux jours :

    Deux rochers

    « Je commence à penser que le monde des jeunes gens
    N’a rien à faire d’un homme aux longs cheveux blancs.
    Tournant la tête, je demande aux deux rochers :
    “Pouvez-vous tenir compagnie à un vieil homme comme moi ?”
    Bien que les rochers ne puissent parler,
    Ils me font la promesse que nous serons trois amis. »

Les racines de nuages ont des vertus infinies, et c’est ainsi que Lao Tseu est grand.

mercredi 28 mai 2025

Mi Fu, le fou des rochers

Mi Fu 米芾, qui vécut au 11e siècle sous la dynastie des Song du Nord (960-1127), est l’un des peintres et calligraphe majeurs de l’histoire de l’art chinois. En peinture il a inventé un style, toujours copié de nos jours. Esthète, Il fut un critique d’art aux jugements affûtés voire intransigeants, un collectionneur passionné, un théoricien qui rédigea plusieurs ouvrages importants dont l’un sur la peinture et l’autre sur la calligraphie.

Aucune œuvre peinte de Mi Fu ne nous est parvenue (alors qu’on possède de nombreuses calligraphies), il ne reste que de rares copies où, pour les montagnes et les arbres, le trait de contour est abandonné au profit d’une succession de traits horizontaux déposés sur un papier non traité, absorbant. 

 

Les montagnes et les pins au printemps 

 

Brouillard et pluie sur le fleuve Chu


Détail où l’on s’aperçoit qu’à part les constructions,
tout est peint avec de longues touches horizontales ou légèrement inclinées


On pourrait penser qu’il s’agit là d’œuvres spontanées, exécutées d’un seul jet sous le coup de l’inspiration. Sauf que l’inspiration, l’improvisation, ça se travaille. Longuement. Très longuement. Et soudain je pense au film Bird, de Clint Eastwood, où l’on voit Charlie Parker, roi de l’impro, répéter pendant des heures dans sa chambre d’hôtel.

Lettré, fonctionnaire réputé un tantinet casse-bonbons qui n’obtiendra jamais que des postes subalternes, Mi Fu, connu pour son excentricité, s’habillait à la mode des Tang (618-907). Le plus célèbre épisode de sa vie devint par la suite un classique de la peinture chinoise. Voici l’anecdote : un jour, nommé magistrat de la région de Wuwei, il rendit une visite de courtoisie aux notables avec qui il allait devoir travailler. Tous l’attendaient dehors, en rang d’oignons, devant le bâtiment officiel. Mais avant de les saluer, Mi Fu s’inclina devant un gros rocher qui marquait l’entrée de la résidence et improvisa un discours à l’adresse de celui qu’il appela le « grand frère rocher ». Ensuite, seulement, il alla saluer ses pairs. Ainsi, il affirmait la supériorité de la Nature sur l’être humain. 

L’incident, intitulé généralement Mi Fu se prosternant devant le rocher, a été maintes fois représenté en peinture. Exemples :


Guo Xu 郭诩 (1456-1532, dyn. Ming) 


Qian Hui’an 錢慧安 (1833-1911, dyn. Qing)  


Ren Bonian 任伯年 (1840-1896, dyn. Qing)


Wang Zhen 王震 (1867–1938)


Zhang Daqian 张大千 (1899-1983)


Liu Danzhai 刘旦宅 (1931-2011)


Mi Fu n’était pas le seul à être obsédé par les rochers aux formes étranges. Les Chinois ont une vénération particulière, voire une obsession pour ces cailloux extraordinaires, énormes ou très petits, qu’on appelle gongshi 供石, rochers de lettrés (la traduction exacte est rocher ou pierre d’offrandes). Je suis moi-même atteint de cette étrange affection consistant à admirer, collectionner, dessiner les rochers. Trouble pour lequel il n’existe aucun antidote et qui peut se révéler contagieux, j’en parlerai dans un très prochain billet.


Peinture de Xie Yousu 谢友苏 (né en 1948) 

lundi 26 mai 2025

Un pêcheur ermite sur le lac Dongting

Wu Zhen 吴镇 (1280-1354, dynastie Yuan) était un poète, peintre et calligraphe qui, rétif au pouvoir mongol — celui des Yuan —, vécut quasiment en reclus, gagna petitement sa vie en exerçant la profession de diseur de bonne aventure, d’astrologue. En peinture, son thème de prédilection était les pêcheurs. Sa peinture la plus célèbre est un rouleau mettant en scène une quinzaine de pêcheurs dans différentes attitudes. On peut voir l’objet par là. Je préfère, pour ma part, une autre œuvre moins démonstrative, plus intimiste, qui s’appelle Pêcheur ermite sur le lac Dongting. Il s’agit d’une peinture verticale mesurant 1,46 mètre de haut pour 58 centimètres de large.

Pêcheur ermite sur le lac Dongting


L’image est divisée en trois sections : un premier plan montre une bande de terre avec trois arbres ; le deuxième plan est occupé par l’eau du lac et un pêcheur sur sa barque ; le troisième nous montre les collines avoisinantes et le lac qui se poursuit derrière.

On pourrait parler du style de cette peinture, de ses influences diverses, la comparer avec celles de Ni Zan, contemporain de Wu Zhen. Mais l’histoire de l’art envisagée sous cet angle n’est pas forcément intéressante pour tout le monde. Alors regardons autrement. 

Ce qui me fascine dans cette image, ce sont les trois arbres. 


D’abord, deux pins droits comme des i. Leurs troncs écailleux sont peints avec une encre diluée, plus claire que les bouquets d’épines. Il s’agit là d’une convention, dans la nature les épines de pin ne sont pas plus visibles que les branches et les troncs. Ceux-là, aux deux tiers de leur hauteur, font un décrochement avant de continuer leur ascension et de développer des branches. D’ailleurs, à mieux y regarder, ces deux pins sont quasiment jumeaux. La première branche à gauche de l’arbre le plus proche de nous est plus sombre que son tronc, afin de se démarquer du second arbre qui est derrière. L’impression de profondeur est ainsi créée. La première branche à gauche du second arbre est elle aussi plus sombre. Ce n’était pas indispensable, à moins de vouloir vraiment faire de ces deux pins des frères très semblables.

Le troisième arbre, tortueux, est un cyprès reconnaissable à son tronc rainuré et tordu, à ses branches et à ses feuilles. Son inclinaison se retrouve chez les bouquets d’épines de pins, penchés selon le même angle. Quand le regard arrive au sommet de ces deux arbres, ces bouquets d’épines, nous dirigent tels une flèche vers le pêcheur, plus haut à droite, qui vient tout juste d’entrer dans l’image. 


C’est un petit bonhomme rapidement esquissé, ce pourrait être n’importe qui. Sauf qu’à la vérité, ce pêcheur n’en est pas tout à fait un. Dans les peintures de la Chine ancienne il y avait deux sortes de pêcheurs, les vrais pêcheurs et les faux pêcheurs. Les vrais travaillaient, lançaient leurs filets, posaient des casiers ; ce sont ceux décrits dans les Pêcheurs sur une rivière en automne, un rouleau peint par Dai Jin 戴进 (1388-1462, dynastie Ming), dont voici deux extraits (l’intégralité du rouleau est visible par là) :


Les faux pêcheurs, eux, symbolisaient la réclusion, la vie solitaire, le refus de la soumission à un pouvoir jugé illégitime. C’est la raison pour laquelle, sur ces peintures, les faux-pêcheurs-vrais-lettrés-rebelles ne portent pas des habits adaptés à l’activité mais sont vêtus comme s’ils vivaient dans le palais d’un chef-lieu de province ou encore à la cour, tels ces Pêcheurs ermites dans les ruisseaux et les montagnes peints par Zhao Yong 趙雍 (1289-1362, dynastie Yuan) :


Mais qu’est-ce qu’un lettré ? Il s’agit de quelqu’un qui passa les concours d’entrée dans l’administration impériale, lesquels reposaient énormément sur la culture. Quelques-uns de ces fonctionnaires décidèrent un jour de peindre des paysages en dehors de toute rétribution, pour le plaisir. Des peintres se précipitèrent sur le filon, passèrent les examens dans le but d’avoir un poste administratif quelconque afin de pratiquer librement leur art, sans avoir à se plier aux lois du commerce, aux modes passagères. Artistes, lettrés et fonctionnaires en même temps ! Les peintres qui travaillaient à la commande, souvent pour les temples, étaient considérés comme de vulgaires artisans, méprisés par ceux qui, au-dessus des contingences matérielles, pratiquaient l’art pour l’art…

La vie d’un lettré fonctionnaire n’était pas pour autant très facile. Il pouvait être muté n’importe où dans l’empire, parfois dans un trou perdu où il devait vivre seul pendant plusieurs années, éloigné des siens qui avaient refusé de le suivre dans ce bout du monde ; ou bien il devait composer, intriguer, lutter contre des adversaires qui lui adressaient force sourires dans les couloirs du palais et qui rêvaient de l’empaler ; ou bien il devait fuir quand, à un changement de dynastie, par exemple, il refusait de se soumettre au nouvel empereur. Dans ce cas-là il fallait courir vite et loin pour avoir une petite chance de garder sa tête posée sur ses deux épaules. C’est la raison pour laquelle on trouve, tout au long de l’histoire, nombre de lettrés ex-fonctionnaires qui ont choisi de vivre en ermite dans les forêts, les montagnes les plus reculées. Non par romantisme, mais parce que c’était une question de vie ou de mort.

Le poème, en haut à droite de la peinture, dit ceci :

                     La brise du soir souffle sur le lac Dongting, 
                     Le vent pousse ma barque d’est en ouest, 
                     Ma longue rame est stable, 
                     Vêtu d’un nouvel habit de paille
                    Je pêche la perche, pas la gloire.
 

Le quatrième vers, « Vêtu d’un nouvel habit de paille » ne doit pas être pris au pied de la lettre, il signifie « Lettré vivant depuis peu en  retrait ». Et l’on comprend mieux le vers suivant, « Je pêche la perche, pas la gloire ».

Pêcheur ermite sur le lac Dongting


Tranquille, à mille li de la capitale et de ses intrigues de couloir, le lettré ermite pêche la perche qu’il mangera à midi. Puis, pinceau à la main, il peindra un paysage, composera un poème, tracera une calligraphie. Loin du monde et de ses turpitudes. 

vendredi 23 mai 2025

Sun Wu-kong et les Quatre-vingt-sept Immortels

En Chine paraît à la fin du XVIe siècle Le Pèlerinage vers l’Ouest 西游记 de Wu Cheng’en 吴承恩 (1500-1582, dynastie Ming). Ce roman épique, fantastique, qu’on traduit aussi parfois par La Pérégrination vers l’Ouest ou encore Le Voyage vers l’Occident, narre les aventures de Sun Wou Kong, le turbulent Roi des Singes.


L’histoire s’inspire de la vie du moine Hiun Tsang (ou Tripitaka), qui vécut au VIIe siècle, sous la dynastie Tang. Ce moine entreprit en 629 un périlleux voyage vers l’Inde, y arriva en 633. Il y étudia le bouddhisme, revint en Chine douze ans plus tard, écrivit le récit fortement enjolivé de ses aventures : Le Pèlerinage vers l’Ouest. Neuf siècles plus tard, Wu Cheng’en reprendra le titre et la base de cette autobiographie romancée pour écrire son célèbre roman.

L’ouvrage connaîtra aussitôt un immense succès, jamais démenti depuis. Car sous les apparences d’un roman fantastique, l’auteur y dénonçait les exactions du pouvoir Ming combattu par un héros justicier, Sun Wou Kong. Le Pèlerinage vers l’Ouest a été maintes fois adapté : pièces de théâtre, opéras, théâtre d’ombres, feuilletons radiophoniques, bandes dessinées, films, dessins animés, que ce soit en Chine, au Japon, en Corée, au Viêt Nam et sans doute ailleurs encore. 

Au début des années 60, Zhao Hongben 赵宏本 et Qian Xiaodai 钱笑呆 réalisent des illustrations pour l’un des épisodes de cette histoire. L’ouvrage paraîtra en 1962 sous le titre Le Singe corrige trois fois le démon aux os blancs.

La version française

Suivi par Zhu Bajie le cochon et Sha Seng le lion, Sun Wou Kong doit accompagner le moine Xuan Zang dans son pèlerinage vers l’Ouest — c’est-à-dire l’Inde — à la recherche de livres sacrés. En chemin, ils devront combattre le démon aux os blancs. Cette adaptation, très éloignée du texte original de Wu Cheng’en, s’inspire en fait de l’opéra du même nom, sorti un an avant la parution du livre. Mao l’avait vu et l’avait apprécié parce qu’il correspondait, selon lui, à la situation politique des années 1960 : dans l’opéra, le singe intelligent et loyal fut perçu comme une figure de Mao et du peuple ; le démon squelette représentait le révisionnisme marxiste moderne et le moine, enfin, incapable de distinguer le démon de l’humain, symbolisait les hommes ignorants trompés par la voie du révisionnisme. Mais oui. En Chine, derrière les images se cache souvent la politique (voir mon billet précédent). Une analyse politique détaillée de l’opéra — et donc de la version illustrée par Zhao Hongben et Qian Xiaodai — est lisible, en chinois et en anglais, par ici.

Les deux illustrateurs ont exécuté cent douze dessins qui deviendront tout de suite très populaires. Images verticales en noir et blanc, au trait et sans ombre, en plongée ou contre-plongée, d’une beauté, d’une élégance incomparables. L’album sera traduit en français par les Éditions en langue étrangère de Pékin, il paraîtra en 1964 sous le titre Le Roi des Singes et la Sorcière au Squelette. Ci-dessous, quelques images de ce superbe livre introuvable en librairie.


Ce style de dessin au pinceau, fait de traits réguliers sans adjonction de couleurs, se retrouve dans tout l’Orient, du Japon à l’Iran en passant par la Corée, le Cambodge, etc. Aujourd’hui encore très prisé dans l’illustration et la BD chinoises, il remonte à une bonne poignée de siècles. On l’appelle baimiao 白描, dessin au trait. Wu Daozi 吴道子 (680-740, dynastie Tang) serait l’inventeur de cette technique. Wu Daozi est célèbre pour avoir peint trois cents fresques religieuses et une centaine de rouleaux dont un seul subsiste, un rouleau de soie long de 2,92 mètres représentant une procession de quatre-vingt-sept divinités — des Immortels — descendant des cieux. Cette œuvre avait été commandée par un général qui voulait rendre ainsi hommage à sa mère récemment décédée. On inventa pour l’occasion l’expression « Brise de Wu », parce que les spectateurs contemplant cette peinture ont souvent l’impression qu’une brise légère agite les vêtements, les rubans et les bannières des personnages. 

Wu Daozi, "Les 87 Immortels"Le rouleau des Quatre-vingt-sept Immortels de Wu Daozi dans son intégralité
 

Quelques gros plans :


Alors certes, cette procession d’Immortels est aussi statique que les images de Sun Wu-kong sont dynamiques. Oublions la mise en scène et considérons seulement le trait, ce style graphique qui influence aujourd’hui encore des centaines de dessinateurs chinois, japonais, coréens, etc. Ce trait de Wu Daozi, perpétué à travers les siècles, est — étonnamment — l’une des origines de la fameuse “Ligne claire” belge. Sapristi !

mercredi 21 mai 2025

Un atelier dans les montagnes verdoyantes

Dans ce blog je parlerai de peintures de paysages chinois, de sceaux, de calligraphie, de rochers de lettrés, de bandes dessinées chinoises des années 70, de peintures dans les séries télé chinoises contemporaines, de tigres et de dragons, de photographies, d’images parfois coréennes voire japonaises, et d’autres trucs visuels en provenance ou à propos de l’Empire du Milieu et de ses environs plus ou moins immédiats.

Mais d’abord, quelques mots de l’image servant de bannière ci-dessus. Il s’agit de la partie droite d’une peinture de Pu Ru 溥儒 (1896-1963), l’un des trois plus grands peintres chinois du XXe siècle. L’œuvre s’intitule Un atelier dans les montagnes verdoyantes, elle a été peinte en 1948. La voici dans son entier d’abord, puis en deux parties pour plus de lisibilité :


On pourrait croire qu’il s’agit d’un de ces rouleaux de plusieurs mètres de long, sauf qu’il n’en est rien : c’est une peinture sur soie qui mesure exactement 9 centimètres de haut pour 1,07 mètre de long. Une miniature, un trésor de précision millimétrée réalisé dans le style des paysages bleu-vert, né sous la dynastie Tang (618-907). On retrouvera, tout au long des siècles, des tas de peintures bleu-vert dont je parlerai dans un prochain billet.

Wu Li, "Montagnes vertes et nuages blancs"

Montagnes vertes et nuages blancs par Wu Li 吴历 (1632-1718, dynastie Qing) 

Revenons à Pu Ru. Son atelier est peut-être ici, au-dessus de la cascade, ou là dans ce hameau, ou encore là sous les pins :


Une chose est sûre, il est bien caché et c’est le but, puisque le thème de cette peinture est l’érémitisme, la réclusion, le repli sur soi. Dans la Chine ancienne, deux sortes de personnes allaient s’isoler dans ces montagnes réputées inaccessibles : les moines d’abord, et les lettrés ensuite, c’est-à-dire les fonctionnaires qui ne voulaient plus se plier aux ordres de leur hiérarchie souvent corrompue, qui fuyaient à tout jamais l’administration, la société. Ces lettrés étaient parfois également peintres, poètes. J’expliquerai plus tard, dans un autre billet, comment on pouvait à la fois être un collecteur d’impôts, un préfet, et un artiste.

C’est cette tradition d’isolement montagnard que Pu Ru peint ici. Un isolement dans lequel il va devoir bientôt entrer lui aussi, pour des raisons politiques, en cette année 1948 où il offre cette peinture à un ami. Pu Ru n’était pas qu’un artiste, il faisait partie de la famille régnante en Chine. Il fut un temps envisagé qu’il succéderait à l’empereur Guangxu, mais finalement ce fut son cousin Puyi (1906-1967) qui fut choisi en 1908. Celui-là sera donc le dernier empereur, il sera détrôné en 1911 avec l’instauration de la première République de Chine. Quelques années plus tard Pu Ru quitta le pays, voyagea en Europe avant de retourner en Chine, rejoignit un monastère où il se consacra à la peinture.

En 1948, donc, l’Armée populaire de Libération de Mao faisait le siège de la ville de Changchun où s’étaient retranchées les troupes du Kuomintang dirigées par Tchang Kaï-chek (au moins 160 000 civils auraient péri pendant ce siège). Sa victoire était certaine. La même année Pu Ru peignit cet Atelier dans les montagnes verdoyantes qu’il offrit à un ami, avec une dédicace calligraphiée en haut à droite de la peinture. L’année suivante vit l’avènement de Mao Zedong, la proclamation de la République populaire de Chine. 

Pu Ru, comme tant d’autres (et notamment le Kuomintang), quitta le pays et s’installa juste en face, dans la minuscule et très montagneuse île de Taïwan. Ce déplacement pouvait être considéré comme une retraite, telle celle pratiquée par les lettrés fuyant un système qu’ils réprouvaient. En 1953 il revit à Taïwan l’ami à qui il avait offert cette peinture, ajouta dans sa partie gauche une seconde dédicace, toute empreinte de nostalgie du temps passé.

On voit par là qu’Un atelier dans les montagnes verdoyantes de Pu Ru est, certes, un joli paysage, une peinture se référant à la tradition picturale chinoise ; mais il est aussi connecté à son temps présent puisqu’il fait référence à la situation politique de la Chine en 1948, à la lutte éperdue des nationalistes républicains proches de Tchang Kaï-chek, au destin futur de Pu Ru et de ses amis. Comme quoi il faut toujours faire attention : une image peut en cacher une autre.