Wu Zhen 吴镇 (1280-1354, dynastie Yuan) était un poète, peintre et calligraphe qui, rétif au pouvoir mongol — celui des Yuan —, vécut quasiment en reclus, gagna petitement sa vie en exerçant la profession de diseur de bonne aventure, d’astrologue. En peinture, son thème de prédilection était les pêcheurs. Sa peinture la plus célèbre est un rouleau mettant en scène une quinzaine de pêcheurs dans différentes attitudes. On peut voir l’objet par là. Je préfère, pour ma part, une autre œuvre moins démonstrative, plus intimiste, qui s’appelle Pêcheur ermite sur le lac Dongting. Il s’agit d’une peinture verticale mesurant 1,46 mètre de haut pour 58 centimètres de large.

L’image est divisée en trois sections : un premier plan montre une bande de terre avec trois arbres ; le deuxième plan est occupé par l’eau du lac et un pêcheur sur sa barque ; le troisième nous montre les collines avoisinantes et le lac qui se poursuit derrière.
On pourrait parler du style de cette peinture, de ses influences diverses, la comparer avec celles de Ni Zan, contemporain de Wu Zhen. Mais l’histoire de l’art envisagée sous cet angle n’est pas forcément intéressante pour tout le monde. Alors regardons autrement.
Ce qui me fascine dans cette image, ce sont les trois arbres.

D’abord, deux pins droits comme des i. Leurs troncs écailleux sont peints avec une encre diluée, plus claire que les bouquets d’épines. Il s’agit là d’une convention, dans la nature les épines de pin ne sont pas plus visibles que les branches et les troncs. Ceux-là, aux deux tiers de leur hauteur, font un décrochement avant de continuer leur ascension et de développer des branches. D’ailleurs, à mieux y regarder, ces deux pins sont quasiment jumeaux. La première branche à gauche de l’arbre le plus proche de nous est plus sombre que son tronc, afin de se démarquer du second arbre qui est derrière. L’impression de profondeur est ainsi créée. La première branche à gauche du second arbre est elle aussi plus sombre. Ce n’était pas indispensable, à moins de vouloir vraiment faire de ces deux pins des frères très semblables.
Le troisième arbre, tortueux, est un cyprès reconnaissable à son tronc rainuré et tordu, à ses branches et à ses feuilles. Son inclinaison se retrouve chez les bouquets d’épines de pins, penchés selon le même angle. Quand le regard arrive au sommet de ces deux arbres, ces bouquets d’épines, nous dirigent tels une flèche vers le pêcheur, plus haut à droite, qui vient tout juste d’entrer dans l’image.

C’est un petit bonhomme rapidement esquissé, ce pourrait être n’importe qui. Sauf qu’à la vérité, ce pêcheur n’en est pas tout à fait un. Dans les peintures de la Chine ancienne il y avait deux sortes de pêcheurs, les vrais pêcheurs et les faux pêcheurs. Les vrais travaillaient, lançaient leurs filets, posaient des casiers ; ce sont ceux décrits dans les Pêcheurs sur une rivière en automne, un rouleau peint par Dai Jin 戴进 (1388-1462, dynastie Ming), dont voici deux extraits (l’intégralité du rouleau est visible par là) :


Les faux pêcheurs, eux, symbolisaient la réclusion, la vie solitaire, le refus de la soumission à un pouvoir jugé illégitime. C’est la raison pour laquelle, sur ces peintures, les faux-pêcheurs-vrais-lettrés-rebelles ne portent pas des habits adaptés à l’activité mais sont vêtus comme s’ils vivaient dans le palais d’un chef-lieu de province ou encore à la cour, tels ces Pêcheurs ermites dans les ruisseaux et les montagnes peints par Zhao Yong 趙雍 (1289-1362, dynastie Yuan) :


Mais qu’est-ce qu’un lettré ? Il s’agit de quelqu’un qui passa les concours d’entrée dans l’administration impériale, lesquels reposaient énormément sur la culture. Quelques-uns de ces fonctionnaires décidèrent un jour de peindre des paysages en dehors de toute rétribution, pour le plaisir. Des peintres se précipitèrent sur le filon, passèrent les examens dans le but d’avoir un poste administratif quelconque afin de pratiquer librement leur art, sans avoir à se plier aux lois du commerce, aux modes passagères. Artistes, lettrés et fonctionnaires en même temps ! Les peintres qui travaillaient à la commande, souvent pour les temples, étaient considérés comme de vulgaires artisans, méprisés par ceux qui, au-dessus des contingences matérielles, pratiquaient l’art pour l’art…
La vie d’un lettré fonctionnaire n’était pas pour autant très facile. Il pouvait être muté n’importe où dans l’empire, parfois dans un trou perdu où il devait vivre seul pendant plusieurs années, éloigné des siens qui avaient refusé de le suivre dans ce bout du monde ; ou bien il devait composer, intriguer, lutter contre des adversaires qui lui adressaient force sourires dans les couloirs du palais et qui rêvaient de l’empaler ; ou bien il devait fuir quand, à un changement de dynastie, par exemple, il refusait de se soumettre au nouvel empereur. Dans ce cas-là il fallait courir vite et loin pour avoir une petite chance de garder sa tête posée sur ses deux épaules. C’est la raison pour laquelle on trouve, tout au long de l’histoire, nombre de lettrés ex-fonctionnaires qui ont choisi de vivre en ermite dans les forêts, les montagnes les plus reculées. Non par romantisme, mais parce que c’était une question de vie ou de mort.
Le poème, en haut à droite de la peinture, dit ceci :
La brise du soir souffle sur le lac Dongting,
Le vent pousse ma barque d’est en ouest,
Ma longue rame est stable,
Vêtu d’un nouvel habit de paille
Je pêche la perche, pas la gloire.
Le quatrième vers, « Vêtu d’un nouvel habit de paille » ne doit pas être pris au pied de la lettre, il signifie « Lettré vivant depuis peu en retrait ». Et l’on comprend mieux le vers suivant, « Je pêche la perche, pas la gloire ».

Tranquille, à mille li de la capitale et de ses intrigues de couloir, le lettré ermite pêche la perche qu’il mangera à midi. Puis, pinceau à la main, il peindra un paysage, composera un poème, tracera une calligraphie. Loin du monde et de ses turpitudes.
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